Comment se défaire de l’idée de séparation ? Le théâtre de La Belle Meunière repose sur la relation qu’il entretient avec la matière. Cailloux, air, fer, sable ou vase agissent et interagissent comme des partenaires de jeu, d’invention et de réflexion. La lecture de L’Inséparé. Essai sur le monde sans Autre (PUF, 2013), du philosophe Dominique Quessada, pousse Marguerite Bordat à esquisser une expérience sensible nouvelle : celle d’explorateur·ices débarrassé·es des codes et contraintes d’un ancien modèle. Iels partent à la découverte d’une autre forme de réalité, sans hiérarchie. Comment le théâtre peut-il rendre compte du bouleversement politique et existentiel d’effacement des limites ? Quel élan commun peut surgir sur les cendres de la séparation et des crispations identitaires qui en sont un visage contemporain ? Dans cette rêverie sonore, plastique et incarnée, nos modes de pensée occidentaux, hérités de la pensée grecque, sont mis à bas au profit d’un nouveau combustible pour l’imaginaire. Tout est sur le même plan, relié et se répondant : les acteur·rices, le public, les choses, le temps, le dehors, le dedans, les mots, la pensée, la poussière dans l’air, le claquement d’une porte, la souplesse du plancher, la mort de la tragédienne, et les fauteuils rouges du théâtre.
Et si tout commençait par une séance de répétition, sur le plateau en présence des comédiens, protagonistes d'une pièce en devenir...On y assiste en direct aux errances, retouches, reformulations d'un canevas qui se tisse doucement. Des gestes de tai-chi-chuan ou de qi gong pour alimenter les notions de lenteur, de repousser le sol, la terre pour mieux habiter et révéler la conscience de l'espace. Le façonner, le caresser, le faire naitre. Et la peau devient échangeur, surface sensible et perméable.La répétition est source de reprise, d'ourlet à faire et défaire.On assiste alors à l'ébauche d'un spectacle en cours d'élaboration et voici l'envers du décor, de ob-scène, derrière la scène ou le rideau. Pour mieux ébranler les certitudes de celui qui regarde. Les surgissements du vécu pour crédo, la dynamique de la trame pour fer de lance. Ces paroles qui viennent de nulle part, d'une voix off qui dicte ou suggère sont contestées, commentées par les quatre comédiens sur le plateau. Y aura-t-il soulèvement ou abdication? Sur un chemin de lumière , derrière les feux de la rampe tout se joue pour nous dans notre dos.Le bord de scène devient ère de jeu solitaire, voie sans issue. Tout bascule et se renverse dans l'inquiétude et le désarroi. Ou la joie, selon chacun des protagonistes.On est sur le fil sans cesse, à l'affut, aux aguets des leurres et perspectives inversées. Sur fond de rideau plissé un homme tente l'équilibre, tel le faune de Nijinsky dans ses plis sur un monticule ascendant périlleux.Une porte coulissante où l'on voit ce qu'il se passe derrière: la création des bruitages, l'envers du décor où se glisse la magie ou la réalité triviale du hors-champs!. Un meurtre par exemple devient drôle, désopilant quand on voit sa fabrication de visu.Les saluts sont l'objet de cette volte-face où l'on nous tourne le dos sans vergogne...Une ritournelle dansée mains dans le dos pour alléger des propos savants qui ne convainquent personne. Et au final, la danse des bâtons, magnifique déséquilibre en suspension de barres d'acier qui tintent de plus en plus faiblement pour regagner la stabilité. Images scénographiques de toute beauté, sans âme qui vivent où seules les vibrations, oscillations et ruptures d'angle font sens et perspectives.La danse des bâtons d'Oscar Schlemmer comme pivot ou axe de réflexion, repères et citations.Et le rideau de ne pas tomber pour cette fin magnétique, hypnotique où l'on perd pied avec délice et quiétude très zen.
Scénographe et plasticienne, Marguerite Bordat s’engage très tôt dans une importante collaboration avec Joël Pommerat, avec lequel se forge sa sensibilité́ à la scène et à tous ses composants. Toujours plus attirée par des tentatives de renouvellement de la forme, elle privilégie des collaborations avec des auteur·rices ou des metteur·euses en scène attaché·es à la dimension de recherche, de mise en danger, de réinvention. Elle œuvre longtemps avec Bérangère Vantusso et d’autres (Jean-Pierre Laroche, Lazare…).
Depuis 2012, Marguerite Bordat partage la direction artistique de la compagnie La Belle Meunière et travaille à inventer des formes théâtrales dans l’esprit d’un atelier. Y dominent l’expérience plastique, la confrontation des présences avec le mouvement des matériaux, et le plaisir d’en découdre avec les lois physiques qui parlent secrètement de notre condition humaine. La compagnie a déjà présenté au TJP Forbidden di sporgersi, La Vase, Securilif, Terairofeu et Bachelard Quartet.Au TJP jusqu'au 6 Décembre
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