C’est l’histoire d’un cirque itinérant qui perturbe inéluctablement les lieux qu’il traverse. Sur une place, la troupe déploie la carcasse d’une baleine, immense caisse de résonance pour les questions surgies en contrebande des entrailles de la ville, comme autant de ferments de sédition qui viendront troubler l’ordre établi, faire dérailler le cours normal des choses. C’est ce moment de bascule, porté par la voix d’un prince-poète hypnotisant les foules, que nous invite à expérimenter Noëmie Ksicova dans cette adaptation du roman de László Krasznahorkai, La Mélancolie de la résistance. La metteuse en scène, autrice et actrice, accompagne toutes les sections — jeu, mise en scène, dramaturgie, régie-création et scénographie-costumes — du Groupe 48 de l’École du TnS dans cette création qui ouvre collectivement la boîte noire de la fiction. Un cirque arrive dans la ville et s’installe sur la place principale. Il apporte avec lui une étrange attraction : le cadavre d’une baleine mais aussi une mystérieuse figure « Le prince » qui semble par ses discours et par ses mots soulever les foules et créer le chaos là où il passe.
La baleine sera l'Arlésienne, celle qu'on ne verra jamais mais qui hante et plane tout au long du récit de cette ville en panique, en danger, soumise aux menaces d'un ennemi fantôme à vaincre absolument. Et ce spectre de malheur, d'insécurité rejoint celui qui actuellement prédomine dans les esprits des citoyens qui voudraient que l'ordre et la propreté règnent à nouveau sur le monde. Cette ville est le lieu pour toute cette équipe théâtrale réunie ici dans un projet généreux, profond , l'endroit ou agir, mettre à vif et à nu des préoccupations pressentes: combattre l'ennemi invisible de la liberté et de la démocratie. Dans un décor évoquant une architecture brutaliste de béton, haute en murailles grises menaçantes, barrant les perspectives, les points de vue, les personnages se heurtent à l'incompréhension, à la fermeture aux idées plus vastes que celles énoncées par Madame Etzer assoiffée de pouvoir. Janos ce personnage empathique rêve à la beauté du monde, de l'humain et fleurit la pièce par sa virginité, sa naïveté au service des autres: missionnaire ou messager, passeur d'informations qu'il ne souhaite ni passer ni révéler. A contre courant de cette journée de 24 heures qui avance ou recule selon le timing voulu par Noémie Ksicova metteure en scène, adaptatrice. Ce sont des images filmées qui rythment la narration,le récit et distinguent en gros plan les personnages. Images saisissantes de pas et de bottes sur les pavés glissants, scintillants des rues assiegées par les bottes du fasciste planant.Films projetés sur deux écrans qui encerclent l'arène de jeu: une plate-forme où évolue ce petit monde étroit, encerclé, pris au piège par sa propre peur. L’apocalypse est proche, la baleine hante les esprits et le cirque qui prend place domine la situation spatiale: l'atmosphère est aux vrombissements, grondements menaçants d'un volcan en passe éruption ou en léthargie feinte.. Tout concourt ici à bâtir une ambiance des plus glaçantes.Apocalypse now, hélas pour ce portrait-paysage d'une ville, cité de la peur qui engloutit le tout et absorbe ses habitants, aspirant leurs désirs de destruction, de terreur et de malveillance. C'est "pas beau une ville, la nuit" et les limelight ne font qu'être gyrophares alarmants et non feux de la rampe
Une oeuvre collective très réussie, rythmée, vécue en toute fraternité et grand professionnalisme. La valeur n'attend pas le nombre des années pour cette "promotion" d'excellence, de prise de risques et d'expérimentation scénographique, très convaincante.
"À la pêche à la baleine, à la pêche à la baleine,
Disait le père d'une voix courroucée
À son fils Prosper, sous l'armoire allongé,
À la pêche à la baleine, à la pêche à la baleine,
Tu ne veux pas aller,
Et pourquoi donc ? "
Prévert Kosma
Librement adapté de] La Mélancolie de la résistance de László Krasznahorkai
[Traduction française de] Joëlle Dufeuilly
[Une création de] Noëmie Ksicova avec les artistes du Groupe 48
[Mise en scène] Noëmie Ksicova
[Collaboration artistique] Sarah Cohen, Elsa Revcolevschi
[Dramaturgie] Louison Ryser, Tristan Schinz
[Avec]
Miléna
Arvois, Aurélie Debuire, Mamadou Judy Diallo, Ömer Alparslan Koçak,
Thomas Lelo, Steve Mégé, Gwendal Normand, Blanche Plagnol, Nemo
Schiffman, Maria Sandoval, Ambre Sola Shimizu, Apolline Taillieu
Au TNS jusqu'au 26 Novembre



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