jeudi 10 avril 2014

"Leçons d'harmonie": chorégraphie de l'image!


Emir Baigazin signe un manifeste poignant, très chorégraphique quant àla mise en scène, les cadrages, le rythme physique, indicible de la prise de son!
 
 
Il y a plusieurs manières de considérer Leçons d'harmonie. De prime abord, c'est l'histoire d'une vengeance, celle d'Aslan, un collégien de 13 ans, humilié et ostracisé par les autres élèves d'un collège provincial, rackettés par Bolat, un apprenti caïd. Mais, derrière ce qui s'apparente à un film noir, se niche bien autre chose, une réflexion sur le darwinisme social, doctrine élaborée par le Britannique Herbert Spencer (1820-1903), selon laquelle le mécanisme de la sélection naturelle décrit par Darwin serait applicable au corps social.
Souvent considérée comme le fondement de l'ultralibéralisme, cette théorie postule que « toute protection artificielle des faibles est un handicap pour le groupe social auquel ils appartiennent, dans la mesure où cette protection a pour effet (…) de le mettre en position d'infériorité face aux groupes sociaux rivaux ».
Timur Aidarbekov dans le film kazakh, russe et allemand d'Emir Baigazin, "Leçons d'harmonie" ("Uroki Garmonii").
CONSTRUIT COMME UN THRILLER
Tout commence dans la cour d'une ferme. Un jeune garçon court après un mouton, finit par l'attraper avant de le tuer et de le dépecer pour sa grand-mère. D'autres meurtres suivront qui, comme celui-ci, resteront dans le hors-champ de la caméra. Dès la séquence suivante, on retrouve Aslan dans sa classe, au milieu de ses condisciples en uniforme. Puis arrive la visite médicale. Le moment que choisissent Bolat et les siens pour humilier publiquement Aslan. Sali, souillé, ce dernier n'aura de cesse qu'il se soit vengé de Borat.
Leçons d'harmonie est construit comme un thriller dont il serait dommage de gâcher le suspense ; un suspense dont le mode narratif particulier – des ellipses permettent d'ignorer les scènes de passage à l'acte – fait que le film se propage par accélérations successives.
Chaque plan est composé avec un soin méticuleux. Tout a son importance, les visages comme les objets. Quant aux animaux, le mouton du début et de la fin (magnifique scène où on le voit courir sur l'eau), les cafards ligotés sur une chaise électrique, on les retrouve tout au long du film, manière pour Baigazin d'étayer son propos politique et philosophique.
Timur Aidarbekov dans le film kazakh, russe et allemand d'Emir Baigazin, "Leçons d'harmonie" ("Uroki Garmonii").
UN FILM SUR LA NATURE HUMAINE ET SES PULSIONS VIOLENTES
Visage inexpressif, réservé au point de paraître mutique, Aslan (Timur Aidarbekov) se révélera redoutable stratège. Face à lui, Bolan (Aslan Anarbayev), musclé, rigolard, incarne le chef de clan sans scrupule, manipulé par deux bandes rivales. De ce duel sans merci se dégage une sensation curieuse, faite d'apparente lenteur et de mouvements constants.
Et l'harmonie dans tout cela ? Elle dépasse les principes manichéens de bien et de mal, répond Baigazin. Témoin ce qui se passe au collège, ces cours sur Gandhi et Darwin, mais aussi sur l'art de la guerre. L'école, considérée comme un monde global, fait de violence, d'amour et de haine à l'intérieur duquel vont finir par s'immiscer trafiquants et flics tortionnaires.
Dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Claude Bernard expliquait que « tous les phénomènes d'un corps vivant sont dans une harmonie réciproque telle qu'il paraît impossible de séparer une partie de l'organisme sans amener immédiatement un trouble dans tout l'ensemble ». C'est cela, Leçons d'harmonie : un film sur la nature humaine et ses pulsions violentes. Un film sur la guerre intérieure qui peut s'emparer de chacun d'entre nous jusqu'à nous ravager. Un film sur l'art et la manière de se retrouver en paix avec soi-même, sinon avec les autres.

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