Canne au poing, chapeau chaussé, melon en tête, épaule rehaussée,sourcil levé, autant de "petits et grands" détails à sublimer sur la scène et pas sur l'écran! Oui, Charlot peut " être content de lui", car dans ce spectacle lumineux, sa verve, sa malice face à la déconfiture ou à ses déboires, fait toujours surface et impacte la dramaturgie de façon naturelle. Ici pas de narration abusive, ni de mime ou mimodrame engendré par un biopic ou une envie de restituer un personnage et sa légende. C'est d'emblée dans le mouvement que ce situe la pièce: fulgurantes apparitions d'un ensemble de danseurs galvanisés par des choix musicaux exemplaires.
Dans un décor design, très contemporain, signé Paul Zoller,c'est l'évocation du monde de la schizophrénie, double qui semble hanter notre personnage, d'abord silhouette improbable, de dos, dessinée par des ombres changeantes. Double -je est un autre- qui s'accoquine avec le jeune homme, l'homme puis l'acteur qui grandit et scrute le monde tout en s' y immergeant: monde des claquettes, de l'école, du music-hall, frénésie de la scène illuminée, gambettes en brochettes pour une immersion dans les "feux de la rampe", avant "les lumières de la ville".
Mouvance collective, effets de "masse" à l'unisson pour une chorégraphie très construite, une danse fluide, lovée, spiralée très efficace De la "verve" et de l'enthousiasme qui "transporte" le spectateur dans un flux de saynètes évocant les personnages proches de Chapiin: les femmes, mère ou amante (religieuse), féroces, de blanc vêtues, virginité simulée. Envahi, débordé par tant de succès, Charlot tire cependant son épingle du jeu par toutes ses esquives, ses danses, de boxeur, de serveur de café, de patineur. De beaux costumes pour suggérer cette époque du cinéma muet qui doit tant à ce démiurge de l'exigence, de la "répétition" à outrance: autant l'exercice que l'effet "de comique de répétition" qui va jusqu'à l'épuisement, la perte, la dépense.Tambour battant, le plateau toujours judicieusement occupé par solo, duo, façonnés de portés, de mouvements d'ensemble "choral" proches d'une esthétique KurtJoos ou Pina Bausch, enfants du Tanz Theater ou de la danse d'expression allemande
Bruno Bouché nous donne ici l'occasion de rencontrer un chorégraphe militant, trop "inconnu", et justice est faite, le mal est réparé par l'existence de la pièce, resurgie de ses "cendres" comme un phoenix, cadeau du temps et du répertoire, patrimoine de tous, et de toutes les danses. Celle ci, rayonnante, virtuose et très "contemporaine" saisit et questionne les "genres" en constituant une savante alchimie d'énergie, de technique et d'audaces multiples Oui, Charlot peut être "intranquille": son univers son atmosphère, sa dimension artistique, humaine et onirique sont ici respectées, traitées , valorisées et considérée avec distinction, prudence autant qu'engagement et perfection: à l'image de sa légende et sans redondance, ni lourdeur. Une légèreté vivace convaincante portée par un corps de ballet, loin d'être "muet" mais éloquent et subtil
Les "solistes" se fondent dans cette évocation avec grâce et discrétion: vedette ou star face aux sunlight, ou paparazzis, Chaplin garde la tête haute et sa canne, devient "canne à pèche" pour mieux s'emparer et anéantir les faux appâts : une "arme" efficace. Le "dictateur" sort de sa bulle et balbutie, les stars de pacotilles se baladent et font un "carton".
Marin Delavaud en jeune homme étonné, vertueux, Céline Nunigé, travestie, androgyne Charlot, sobre et très sensuelle, distinguée et très mesurée, attestent des talents de comédiens-acteurs, interprètes de cette "danse des petits pains", non comme des marionnettes liées à leur destin et manipulateur, mais comme des êtres responsables menant le combat: avec le cinéma "parlant" naissant, y reconnaissant le pouvoir des mots. Et Charlot de quitter la scène, face à nous, marchant vers sa destinée: pas comme au cinéma en s'éloignant de dos dans la perspective de l'écran.
Cinéma largement suggéré et évoqué par les plans, les focales, les découpages en scènes recherchées: celle des "temps modernes" où les images tricotent une machinerie infernales de ressorts et engrenages est superbe. La scénographie, lumineuse et profonde, de bleu ou d'orangé, sert ici un propos juste et bien dosé: un voyage auprès de notre nomade, migrant, son bagage de vagabond dans le corps mouvant, transportant tel Saint Christophe son propre espace à la façon Laban dans la plus belle fausse nonchalance et désinvolture.
Chapeau, l'artiste et vite on court revoir "Le serveur amoureux de la patinoire", "Le Playboy saoul à 1H du matin" et toute sa bande dont Buster Keaton et sa "Maison électrique" !
Chaplin, à l'Opéra du Rhin jusqu'au 14 Janvier
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