mercredi 7 février 2018

"La dernière bande": Beckett bande à part !




Une table, des bobines magnétiques, un magnétophone, un micro. Et un vieil homme, Krapp. Il s'offre un rituel visiblement attendu, à chaque anniversaire, entre jubilation et peur du vide. Chaque fois, il choisit cérémonieusement l'une de ses bandes, enregistrées des dizaines d'années auparavant.
Il l'écoute et la commente. Puis il livre à la machine un nouvel épisode de vie. Il traverse ainsi trente ans d'existence : la mort de sa mère, un amour de sa vie, ses rêves d'écrivain, ses espoirs, ses abandons, ses désillusions. Dans le rôle de Krapp, François Small évolue magistralement entre l'acteur et le clown, la voix en direct, un peu fêlée, et la voix enregistrée, plus solennelle. Cécile Gheerbrant nous fait traverser la vie de Krapp dans une mise en scène qui croise trois univers : le burlesque, la dramatique radio et le théâtre d'acteur.

Seul sur scène, un homme, vieillard échevelé , sorte de savant fou à la Einstein, est devant sa table, sur sa chaise.
Un Révox, magnétophone à bande semble être son compagnon, dans cette mansarde isolée. Il va chercher quelque chose...Une pile de bandes qu'il entasse en tour de Pise sur son établi. Il se questionne dans un mutisme révélateur; quelque chose le tarabuste, il soliloque et s'affaire à chercher dans les tiroirs des trésors insoupçonnés. Une banane qu'il trouve dans un tiroir sans fond .Il va la savourer des yeux, la déshabiller voluptueusement, sensuellement et avec délectation en sucer la substantifique moelle. Effet de répétition, une seconde banane sera dépecée mais pas avalée ni consommée...Absurde, improbable, ce jeu de clown, les épaules ramassées, la redingote ajustée à l'ancienne, les souliers allongés du nez qui font usés mais malins et rusés. Comme le personnage, agacé par les paroles enregistrées sur la bande, paroles qu'il entrecoupe de soupirs, de sourires ou d'accents de rage. Singulier Krapp, crapule ou crapouillot, solitaire intempestif égaré dans le monde de ses souvenirs.Il enregistre encore le récit de sa journée, borde tendrement son destin de reclus, de confiné dans la routine, cultive l'habitude de hanter sa geôle poussiéreuse et glauque. Il ressasse, regarde défiler la bande, compagne et complice de son vécu. Des borborygmes, onomatopées sourdent de sa bouche, un langage se profile de cette solitude acharnée. Pas question de débandade, ni de rembobinage: bobine qu'il mate avec envie, désir et écoute passionnée. Et quelle "bobine il fait !Des bouchons sautent, il s’enivre et passe le temps, suspendu. On est aussi dans l'attente d'un coup de théâtre, d'un renversement, d'une rupture...Mais rien ne se passe et les mimiques, sentiments de ce héro de pacotille suffisent à suivre le fil de l'absurde condition de ce Merlin pas très enchanteur
Small y joue du tendre et du subtil, de l'humain sous son fard blême et suranné; désuet personnage finalement pas si horrible que l'on aurait pu prévoir. Un jeu d'acteur physique, ressenti et malin, burlesque sur la frange, étonnant de sobriété, de retenue. Krapp séduit, emporte dans un univers vieillot et passif, effroyable tableau d'un être sur le bord de la vie, de la mort.
Venez Krapp- ahuter (crapahuter) avec Beckett, ça vaut le détour !
Au TAPS Laiterie jusqu'au 9 Février.

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