« Jurez, jurez, par chacune des étoiles dans le ciel, par toute leur influence : c’est comme si vous interdisiez à la mer d’obéir à la lune. »
Camillo I, 2
Dans l’esprit de Léontes, roi de Sicile un doute s’insinue : son frère de cœur, Polixènes, roi de Bohème et sa femme Hermione ont-ils une aventure ? Qui est le père de l’enfant qu’Hermione attend ? Ce doute se changera vite en folie furieuse et la colère du Roi se déchaîne : Polixènes s’enfuit, la Reine est emprisonnée, le nouveau-né est abandonné, le jeune prince Mamilius meurt. Quand Léontes réalise son erreur, il est trop tard : il n’a plus qu’à contempler sa vie détruite en se sachant seul coupable de sa ruine. Pourtant seize ans plus tard, "ce qui a été perdu sera retrouvé"...
Emporté par une farandole de personnages hauts en couleur l’histoire se déploie : l’hiver et sa tragédie glacée cèdent bientôt la place au printemps où fleuriront situations comiques et paroles drolatiques. Heureusement, il y a des contes où le bonheur l’emporte sur la vraisemblance et où le temps peut être ce magicien qui transcende toutes les espérances.
Mêlant tragédie et comédie avec adresse, Shakespeare nous livre ici une fresque qui nous permet de contempler avec émotion ce qui souvent nous sidère : la coexistence des contraires.
Pour ce premier geste de mise en scène à Bussang, il s’agira de faire troupe avec les amateurices et les professionnel·les mais aussi avec toutes les personnes qui viendront au cours de l’été accompagner l’aventure. Il y a quelques 122 ans, Maurice Pottecher montait ici une pièce de Shakespeare. Dans l’avant-propos de la traduction de Macbeth, il écrivait : "Faire aimer ce qu’on aime, admirer ce qu’on admire, c’est pour tout homme un plaisir qui, chez un artiste, renferme peut-être tout le devoir. [...] Il y a mieux à chercher dans Macbeth qu’une morale pour les am- bitieux : on y trouve la leçon sublime du génie, le miroir où l’humanité se révèle telle qu’elle a besoin de se concevoir, agrandie en ses vices comme en ses vertus."
Travaillant avec joie et exigence dans l’esprit d’expérimentation et d’audace de l’héritage pottecherien, nous souhaitons proposer au public une expérience aussi profonde que divertissante. Sans jamais chercher à éclairer le trouble qui nous habite dès la lecture de la pièce, il s’agit au contraire, d’ouvrir une brèche pour qu’il se déploie et de nous baigner dans son mystère. Après tout, il s’agit d’un conte et son dénouement sera heureux.
Quelle belle "profession de foi" et quelle introduction intentionnelle qui s'avère juste et opérationnelle pour Julie Delille qui signe ici une mise en scène aboutie, fantaisiste, rigoureuse et en harmonie avec les destins côtoyés trois heure durant au sein du Théâtre de "verdure" de Bussang. Celui du "peuple", celui de tous ceux qui se sont engagés pour que cette aventure estivale ne soit pas un coup d'épée dans l'eau.
Et fleurs et couronnes
Terroir et territoire du Théâtre et des arts du spectacle vivant; nous voici en terrain connu et respecté de bout en bout. C'est Bussang sylvestre avec au deuxième acte, la foret qui s'ouvre grand devant nous, c'est Bussang pastoral avec son troupeau de moutons guidé par le chien de garde du berger intègre et honnête qui traverse le plateau, la colline et le parterre, c'est Bussang bucolique, floral qui "renoue" avec les bonnes et mauvaises herbes d'un bouquet final généreux. La Renouée, celle de Julie autant que de Gilles Clément qui fleurit ici dans le couple insurgé, fuyant de Florizel et Perdita. Giroflée et oeillet, fleurs bâtardes dont la présente affole la jeune "princesse". Tout ici reverdit, s'épanouit face à une situation dramatique: un homme Léontes, tyran va s'ingénier à réduire en cendres ses proches pour affermir un pouvoir fantoche et destructeur.
Les destins vont se croiser, s'ignorer, se trahir et tous les personnages sont traités à égal. Hermione est "chaste" et obéissante, leur fils Mamilius, espiègle et mutin, Polixènes est trahi et transi de peur et d'horreur sur le comportement de son frère. Tout bascule pour cette famille qui enfante un petit "hêtre" qui va grandir, adopté par un pâtre dévoué alors que Camilio cherche en vain qui soutenir de ses maitres et conspirateurs. Magique traduction du texte de Shakespeare par Bernard-Marie Koltes dans ce respect de la langue, du rythme et de l'intrigue. Pas de "soucis" là où il n'y en a pas et la métaphore florale de revenir au-devant de la scène. Les fleurs c'est le jardin de Bussang Comme une permaculture qui abrite toutes les espèces nichées à l'ombre les unes des autres pour mieux s'épanouir et donner suc et miel. La mise en scène est truculente et sobre, respecte cet espace qui peut s'ouvrir sur le végétal, sur un fût qui figure au centre de cette éboulis de verdure que traversent les personnages, les danses de la fête pastorale. Une symphonie très beethovenienne autant que mozartienne pour une musique riche en rebonds, entre passion et raison, en couches et strates sonores en adéquation avec la dramaturgie féconde et féroce.
Du bel ouvrage de femme "responsable" des comédiens qui se donnent et bougent cette narration avec conviction, justesse et enthousiasme. Les citer tous sans en oublier serait trahison. Alors qu'il soient "étoile" ou petite comète passagère, ils fondent une cosmogonie très chorégraphique, un choeur battant réel et efficace.Tous réunis pour défendre la cause d'un théâtre pastoral qui regorge de richesse de la terre nourricière du cru: un héritage autant qu'une cathédrale à bâtir ensemble pour le plus grand bonheur d'un public nombreux, chaleureux, engagé dans les rhizomes de cette culture populaire de haute couture. "Conte d'hiver" pour compter les moutons le soir pour s'endormir serein et apaisé, nourri des contes et histoires dont l'enseignement n'a pas de frontière. Les clôtures et barrières ne sont pas de cette organisation sociale et artistique là! Dans la nuit étoilée l'oracle d'Apollon se perd et résonne comme un écho dans la futaie voisine....
Le troupeau paît, passe et distille une atmosphère de sagesse autant de de folie scénographique de bon aloi. Julie Delille en "bergère" avisée dans un univers végétalisé de toute beauté. On "renoue" avec racines et haies sauvages tel le visuel de la saison: une belle plante qui trace empreintes et signes des temps comme un tampon graphique, une cire d'abeille butineuse. Apollonien en diable! Dionysiaque à l'envi.
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