La Marquise, jeune veuve, est inconsolable d’avoir perdu son époux
après seulement un mois de mariage. Le Chevalier, ami du défunt, est lui
aussi inconsolable : il a perdu son aimée Angélique, entrée au couvent
pour ne pas épouser l’autre homme que son père lui destinait. Tous deux
ont pris la décision de se retirer des affaires du monde et s’isoler −
au grand regret de Lisette et Lubin, qui les servent. Mais doivent-ils
si vite se séparer, alors que parler de son désespoir à quelqu’un qui le
comprend et le considère fait tant de bien ? Alain Françon, qui a l’art
d’aller au cœur du langage et de ce qu’il révèle des êtres, met ici en
scène les variations incessantes qui agitent les personnages jusqu‘au
chaos, face à la surprise existentielle qu’est l’amour.
C'est un régal et une "surprise" que d'être toujours embarqué dans des "histoires pas vraiment simples" mais qui semblent couler de source: Marivaux, le démiurge du doute, du trouble et du rebondissement infime de l'action: action qui n'est que glissement progressif des sentiments, des interrogations ou des évidences!Les évidences, c'est Lisette,Suzanne de Baecque, qui les énonce, avec bonhommie, bon train et élocution quelque peu gouaillante. Physique et attitudes lumineuses de sincérité, de "rentre dedans", vive et franche, sans concession, allant droit au but. Sa maitresse, elle, suit ses penchants vers la malédiction de la rupture amoureuse, sans solution que le repentir ou la condamnation à l'échec, à la résignation. Dans ce rôle si évolutif et subtil, Georgia Scalliet, Marquise, veuve, belle, longue silhouette magnifiée par des robes seyantes et souples, au tissus lisse et chatoyant.Elle mène l'intrigue au rythme de ses oscillations sentimentales, sous la pression de ses partenaires de l'instant. Lubin,Thomas Blanchard le valet simplet et bonhomme qui va dans le sens du vent qui se lève, le comte, Alexandre Luby ,un homme séduisant et enjôleur, intriguant malgré lui et surtout le Chevalier, Pierre François Garel.Personnage qui va se révéler, lui aussi, séduit par le cour des événements qui semblent lui échapper: virtuose d'une simulation de naïveté, de gentilles et d'égards empathiques avec la souffrance amoureuse de la Marquise. Tout avance ici, mu par le phrasé du texte, la sobriété des mots et des propos, la colère aussi, les retournements de situation. Du comique bien sur avec le personnage du lecteur, Rodolphe Congé, pédant et "savant" Hortensius, le compagnon des moments de délectation de lecture que s'accorde la Marquise éplorée, endeuillée.La pile de livres qui le fait chanceler en concurrence avec celle du valet qui le fait s'asseoir sans vergogne sur "la culture" lourde et encombrante, face à la légèreté des sentiments que chacun vit et expérimente au gré des fluctuations des humeurs, des changements d'ambiance, de ton, d'atmosphère. On glisse, on navigue à l'envi dans cette ambiance de voisinage, dans des décors bien tracés, escaliers, marche et bassin central, niveaux et hauteurs dont chacun s'empare selon sa situation de domination, de faiblesse ou d'effondrement! Jusqu'à ramper en ce qui concerne nos deux femmes qui s’empêtrent dans des déboires sentimentaux inextricables...C'est malin, mutin, comique et très relevé, digne et respectueux d'un "marivaudage" stylé, rare et précieux, tendre ou cassant, toujours sur la brèche, sur le fil du déséquilibre, de inattendu.Les décors signés Jacques Gabel illuminent par un paysage champêtre et bucolique, de traits de couleurs quasi impressionniste, les va et vient, allez et retour évolutifs de nos héros en proie à la singularité des situations amoureuses.Caroline Marcadé, discrète chorégraphe associée à la mise en scène très intelligente de Alain Françon, fait de chacun des as du vécu corporel: attitudes, postures et façon de se mouvoir, juste et calculée, maitrisée ou explosive. Les pas de chacun, les postures en changement constant, à fleur de corps pour singulariser chaque émotion. En sensations qui se dévoilent et se posent sur chaque geste comme des signatures singulières, uniques. Les corps des comédiens au bon endroit, rejoignant toujours ce "milieu" cher à la danse: sa juste place ou son trajet pour la rejoindre. Ceci pour incarner la subtilité du phrasé du texte qui sourd de chacun des comédiens, habité par cette langue magnétique de Marivaux.
Alain Françon a mis en scène une centaine de pièces − tant classiques que contemporaines. Il a dirigé le Théâtre national de La Colline de 1996 à 2010 avant de fonder la compagnie le Théâtre des nuages de neige. Ces dernières années, le public du TNS a pu voir Le Temps et la Chambre de Botho Strauss (2016), Le Misanthrope de Molière (2019). Il a créé en 2020 Les Innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale de Peter Handke. Il présente ici une des plus célèbres pièces de Marivaux, La Seconde Surprise de l’amour, écrite en 1727.
Au TNS jusqu'au 1 Avril
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