jeudi 2 mars 2023

"I am 60" : un corps, écran total. "Servante" de la moitié du ciel, Wen Hui, déesse, humble prêtresse divine du souffle.

 

Wen Hui Living Dance Studio Chine solo création 2021

I am 60

Conçues comme des puzzles où s’imbriquent différents médiums, les pièces de Wen Hui partent du corps, considéré comme une archive, pour documenter et faire récit dans le mouvement du temps, du passé au présent. I am 60 évoque le combat des femmes chinoises à travers l’image et la danse.

 


"Danse, films, interviews, tout est réaliste dans le travail de Wen Hui. Avec le Living dance Studio — première compagnie artistique indépendante chinoise qu’elle a fondé à Pékin en 1995 avec le réalisateur de documentaires Wu Wenguang – la chorégraphe s’est depuis longtemps fait une réputation de par le monde. Ses créations multimédias s’appuient sur la mémoire, l’histoire et le temps à travers un processus récurrent : l’assemblage de corps en mouvement, d’éléments d’archives – textes, images fixes, films anciens, enregistrements sonores et audiovisuels, création musicale, récit oral et dialogue avec le public. I am 60 n’échappe pas à la règle. Pour faire revivre la créativité saisissante du cinéma féminin chinois des années 30, Wen Hui met en scène un surprenant dialogue entre les gestes artistiques et les revendications de ces femmes d’hier et les féministes d’aujourd’hui. Véritable pont entre histoires intimes et collectives, le plateau se fait théâtre des opérations pour réfléchir ces différents espaces physiques et mentaux où se croisent des danseuses de différentes générations ainsi que la chorégraphe, afin de transformer la puissance de la réalité en vibrante énergie sur scène."

 Elle se découpe en fond de scène: sur un écran derrière elle, un jardin surdimensionné qui la confond avec son environnement: mimétisme total avec ce décor mouvant, coloré, chatoyant, alors que devant ce corps "tronqué" à demi dont on ne perçoit pas les jambes, un autre écran joue à la frise, au méli-mélo d'images projetées. C'est vertigineux de technique et de précision synchrone pour déjouer les espaces et nous transporter ailleurs. Ailleurs, au pays des souvenirs cinématographiques autant que mentaux et issus de la propre mémoire de cette femme...de 60 ans. En chemise blanche et longue jupe culotte brune, pieds nus, elle évolue dans ce dispositif lumineux et mouvant comme un spectre bien charnel, un ectoplasme ou fantôme parmi ces images de films en noir et blanc, collectés dans sa boutique fantasque de palimpseste d’icônes emblématiques: sa culture, son bain de jouvence qui évoque à chaque fois la condition de la femme en Chine depuis 1931. Des gestes lents et savoureux, un rythme paisible, un regard braqué sur le lointain, focalisé sur des espaces imaginaires, le buste souple, caressant l'air comme une "déesse" évadée du temps.Se cambre, vrille, en spirale, se love sans interruption à la Trisha Brown et glisse au sol pour "mieux s'appuyer dans la vie", s'ancrer sur ces frises de photos de famille, ses portrait démultipliés qui réaniment la présence de ses ancêtres, de sa famille. Elle semble flotter dans cet univers, se fondre dans l'espace, le faire bouger, corps-écran qui modèle la lumière et sculpte les failles du souffle. Se déploie dans une tempête de voile au dessus d'elle qui ondule, réverbère lumière et sons pour agiter les plis de la mémoire. Du vent dans les voiles du désir de bouger sobrement mais si justement. A la Pina Bausch ou Renate Pook, des soeurs, des frangines.On y apprend à la connaitre, militante engagée pour la cause des femmes, de leurs corps mis en question par la société chinoise encore aujourd’hui: corps douloureux d'un avortement qu'elle exorcise en direct dans une folle danse éperdue de souffrance Alors que le rideau s'ébroue, se trousse et se retrousse et détrousse le regard. Le vent fripon, le vent maraud de Brassens sur le plateau des arts. La passerelle de la mémoire incarnée par ce corps souple et docile qui se "soulève" à la façon de Didi Huberman.  Conjugaison et confusion des niveaux de lecture , tissage des liens pour un flou spectral très opératoire. L"empathie est totale, ses paroles éclairantes, ses témoignages mêlés à la danse, très percutants et salvateurs. Comme une psychanalyse individuelle et autonome qui s'opère grâce au mouvement et libère corps et parole. Des femmes en images, alignées comme des stars flottent sur l'écran, divaguent et se jouent des espaces mentaux. Un solo avec "la servante" cette lumière sur pied qui brille dans le théâtre quand il est vide de ses occupants-habitants, la conduit à faire fusionner les cultures et donne sens à sa présence: seule où avec la lumière qui l'apaise et la guide? Les "femmes soutiennent la moitié du ciel" et sont si présentes sur scène dans cette évocation qui se termine en beauté: Wen Hui se balance en training avec son ainée, pédale en stretching de concert, danse un rock n'roll libre et joyeux, audacieux et magique expression d'une danse, vol au vent, souffle de vie, échappée belle du réel. Et ô combien généreuse et sensible, le geste au bout des doigts, au seuil de ses volutes et spirales cambrées à loisir. C'est seule, en corps écran qu'elle nous quitte et quitte "les feux de la rampe"..Humble, sobre et divine à la fois.


A Pole Sud jusqu'au 3 MARS

1 commentaires:

Anonyme a dit…

C’est pour vendredi soir et merci pour ton introduction fine et précise

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