mardi 28 février 2023

"Comme tu me veux" : Léna, Lucia, l'Inconnue , la folle et les autres....Des pirouettes à la Pirandello pour perdre ses repères, ses repaires.


 Le célèbre écrivain italien Luigi Pirandello situe l’action du premier acte de la pièce à Berlin, en 1929. Un photographe italien croit reconnaître en « L’Inconnue » une femme disparue pendant l’invasion de l’Italie durant la Première Guerre mondiale : Lucia, alors jeune mariée à Bruno qui la cherche depuis dix ans. Les autres actes de la pièce se situent en Italie, où L’Inconnue accepte de « revenir ». Est-elle vraiment Lucia ? Ou joue-t-elle le rôle qu’on veut lui faire endosser ? Stéphane Braunschweig, grand connaisseur de Pirandello, poursuit ici son exploration d’une œuvre troublante, qui questionne la frontière entre réel et imaginaire, et révèle les identités multiples contenues en chaque être.


La matrice est tout de vert ourlé de velours en long pendrillon: le vert, la couleur maudite au théâtre: poison ou cadeau empoisonné de ce décor:le vert utilisé à l'époque était le vert-de-gris, qui s'obtenait par l'oxydation de lamelles de cuivre avec du vinaigre, du citron ou de l’urine. Côté couleur, c'était magnifique, mais ce pigment est instable, corrosif. Il contamine les couleurs voisines et le support sur lequel il est posé… et surtout, c'est un poison extrêmement violent.Symboliquement, l'Occident a associé le vert à tout ce qui était instable, d'où un rapport entre la chimie et le symbole.C'est ce qui explique, selon l'historien Pastoureau, que l'on associe la couleur verte à tout ce qui ne dure pas : l’enfance, l’amour, la chance, la fortune, le hasard, le jeu…Le vert est aussi la couleur des choses inquiétantes : les extraterrestres (ou "petits hommes verts", d'Hulk, des démons et sorcières, de Judas qui portait un robe jaune et verte)…Alors ces personnages sont empreints de cette couleur et sans doute la toxicité de cette "inconnue" qui occupe le plateau avec fougue et passion n'est pas fortuite.Elle que l'on recherche qui aura de "pré-nom" que celui qu'elle voudra bien se donner ou faire imaginer. Faussaire, perturbatrice d'un microcosme bourgeois assumé. "Lucia" est cabarettiste et s'adonne au "pole-dance" avec grâce et volupté.C'est Chloé Réjon qui s'y confronte avec une énergie, un verbe et une vitesse de locution, fervente et autoritaire. Fulgurante interprétation qui nous emmène direct dans le trouble, la confusion, l'arnaque au personnage. Qui est qui dans cette famille où les membres se connaissent à peine ou de loin, se haïssent ou s'adorent dans la dépendance? Certes ils ne sont que trublions et empêcheurs de tourner en rond dans une ambiance floutée, indécise où ce qui émeut demeure le doute, l'intriguant, le suspect à eux-même. Communauté liée par le mensonge, le non-dit et la fraude. En costume bien seyants d'époque début de XXème siècle, les voilà tous affublés de parures en parade, de mascarade discrète mais très opérante. Le "flou" et l'indistinct mènent la danse et chacun cherche sa place en un va et vient constant: sorties et entrées de scène à l'envi. Le rythme de la pièce est haut en couleurs sombres et perturbantes: on semble tenus en apnée pour découvrir et suivre les divagations de chacun qui se révèlent discrètement au fur et à mesure; un jeu de piste incessant mène la composition tonique de cet opus où la langue et la syntaxe projettent l'auditeur dans un bain de jouvence salvateur. Et puis il y a "la folle" cette autre inconnue qui se fraye un chemin dans cette jungle. Une femme sans âge incarnée au pied levé par la talentueuse Clémentine Vignais: en l'observant scrupuleusement, elle se donne en postures, attitudes et gestuelle singulière, propre aux schizophrènes avec un naturel et une énergie qui sourd de son corps sans entrave. Avec un mimétisme sidérant qui coule de source, un cri glaçant celui de "Léna" qui opère comme un leitmotiv libérateur. Pour tenter de communiquer, de s'identifier.Une interprétation discrète mais bluffante qui place le langage du corps au coeur du déferlement de paroles, comme un havre de paix, de réserve, de silence fort édifiant. Peut-être le pilier de cette fable chaotique et déroutante sur le fil du suspense où chacun cherche sa voie, son tracé dans un univers accablant et sans issue. La mise en scène de Stéphane Braunschweig servant pli sur pli le déploiement des caractères, des personnages tous très affairés à être usurpateurs-faussaires en diable, à faire déraper sans cesse sur sol glissant, une narration physique, spatiale et musicale très forte.Claude Duparfait, Annie Mercier et la ravissante et démoniaque Chloé Réjon, piliers de cet opus de Pirandello moins connu, certes mais complexe odyssée qui vénère ce "comme tu me veux", tu me choisis ou pas dans l'obscurité de l'inconscient prophétique d'un Jung ou Freud: passionnante faille où l'on se glisse à l'envi. Déséquilibre, tentative de suicide ou mal de vivre au programme de cette famille décomposée pour le pire. Au final, sur le sofa, Léna et Lucia se retrouvent, corps mêlés, tétanique ou rebondi, Clémentine Vignais toujours en métamorphose, Annie Mercier en tante-mère protectrice bienveillante?

A u TNS jusqu'au 5 MARS 

 

Stéphane Braunschweig dirige depuis 2016 l’Odéon-Théâtre de l’Europe, après le Théâtre national de La Colline de 2010 à 2015 et le TNS de 2000 à 2008. Il retrouve ici l’écriture de Luigi Pirandello − prix Nobel de littérature en 1934 − dont il a traduit et mis en scène Vêtir ceux qui sont nus en 2006 (créé au TNS), Six personnages en quête d’auteur en 2012 créé au Festival d’Avignon et Les Géants de la Montagne (créé à La Colline en 2015 et présenté salle Koltès la même année). En 2020, le public a pu voir au TNS Nous pour un moment, d’Arne Lygre.

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire