mardi 31 mars 2020

"Le saut de l'ange": Dominique Bagouet plane !

Rien n'est plus drôle, tendre et léger que la façon dont Dominique Bagoüet se moque de la danse et des danseurs dans ce Saut de l'ange _ dont c'est ici la première reprise à Paris, après sa création au Festival de Montpellier 1987 et quelques tournées.
Regardez, nous dit-il, la danse, ça peut être à la fois très joli et assez laid, les danseurs sont des gens sublimes et un petit peu ridicules... Il faut un talent fou pour manier cette autodérision sans tomber une seconde dans la parodie, pour faire chérir la danse en la montrant si nue, si dépouillée, si simple.
Les petits personnages disparates que Bagoüet lance dans l'espace font penser aux petits sujets en fil de fer du Cirque de Calder. Même fragilité têtue, même art du presque rien, même grâce insolite. Ils sont ravissamment vêtus (par Dominique Fabrègue) comme si chacun avait exprimé son fantasme dans son costume : une danseuse à la Degas, en tutu jaune (et aux pieds, ce n'est pas par hasard, des " ballerines "), un athlète de foire, une danseuse de flamenco, une Musidora en collant, cagoule et cape noire... Ils ne sont ni beaux ni laids, ils sont, tout simplement comme vous et moi. A la fois très proches et distants.
Ils ne " racontent " rien, pas d'anecdote, pas d'histoire. On a tout juste le temps de noter des sensations. On est délicieusement désemparé, chez Bagoüet : il casse toutes nos habitudes, non seulement celles héritées du classique, cela va de soi, on est ici aux antipodes, mais aussi celles du contemorain, qui a également ses académismes. Il gomme, efface, pulvérise toute notion de virtuosité. Ses danseurs ne vont jamais où on les attend, ne font jamais ce qu'on prévoit : leurs petits gestes incongrus, saugrenus, farfelus, appartiennent bien à la planète Bagoüet, à nulle autre pareille. Beaucoup de mouvements des bras, des mains, des doigts : nouveaux sémaphores, alphabet de sourds-muets.
Même fausse naiveté dans le décor de Christian Boltanski. Sur la partie droite du plateau, un podium habillé de velours rouge, celui que le maire d'une petite ville ferait édifier pour une " soirée de danse " ; au fond, guirlandes d'ampoules dessinant les contours de l'architecture de la cour Jacques-Coeur, à Montpellier (reproduite ici en structures métalliques), détournant l'idée de " festival ".

"Je ne suis pas quelqu'un de tranquille. Je suis sans cesse perturbé par les autres, par ce que font les autres. Je dois sans cesse maintenir mon identité à flot, et ce n'est jamais gagné. " Ces propos de Dominique Bagouet datent de 1989 : impossible de ne pas être ému par l'inquiétude d'un artiste qui, chaque année, depuis 1984, signait des pièces essentielles pour la danse, ouvertes, en effet, aux autres créateurs, aux autres disciplines artistiques.
Des oeuvres, toutes profondément enlacées, toutes profondément différentes : Déserts d'amour (1984) et le Crawl de Lucien (1985) sur les musiques de Gilles Grand, le fidèle ; Assaï (1986), écrit sur une partition homonyme de Pascal Dusapin ; avec ce dernier encore, l'année suivante, l'aventure magnifique menée avec Christian Boltanski : le Saut de l'ange, la pièce maîtresse d'un ensemble très solide ; ou encore les Petites Pièces de Berlin, et l'étonnant Meublé sommairement (1989), dans lequel la comédienne Nelly Borgeaud _ sublime _ se mêlait à la danse pour interpréter Aftalion Alexandre, d'Emmanuel Bove.
Cette inquiétude de Dominique Bagouet, on peut la faire remonter aux jeunes années : " Pendant toute ma petite enfance, j'ai dansé. Aux réunions de famille, à la moindre occasion, on me faisait danser. J'étais extrêmement fier, très fanfaron, [...] rien ne m'intimidait, on m'applaudissait. (1) " Bagouet dansait pour être aimé. La petite histoire attribue ce goût immodéré pour la danse à un spectacle de flamenco, vu à Barcelone, quand l'enfant avait cinq ans...
Depuis Rastignac, on sait que, pour réussir, il faut quitter Angoulême _ où Bagouet était né le 9 juillet 1951. Après différentes expériences, c'est à Cannes, chez Rosella Hightower, que l'adolescent va épanouir son talent. Danse classique et apprentissage musical. Il attrape le virus du baroque. Quand arrive mai 68, il devient difficile pour Bagouet de supporter les codes étouffants de la danse classique.
Commencent alors des années d'apprentissage et de voyages dans la pure tradition du roman picaresque : il est engagé dans la Compagnie contemporaine de Félix Blaska, découvre l'effervescence artistique de la création à Paris, puis décide de partir chez Béjart à Bruxelles. Malgré l'amitié qui le lie au maître de la Monnaie, il est frustré de véritables recherches. Retour à Paris : Carolyn Carlson lui révèle la technique d'Alwin Nikolaïs, Peter Goss les secrets de celle de Jose Limon. Départ pour New-York. La rupture avec le classique est alors consommée. En se coupant ainsi, non sans masochisme, de ses origines, Dominique Bagouet lançait un processus de création qu'il allait mettre près de dix ans à maîtriser. 1976 : il gagne le Concours de Bagnolet avec Chanson de nuit. Un succès qui lui vaut une invitation au Festival d'Avignon. Sa danse se cherche du côté du théâtre, hésite, change de style, sans jamais pourtant manquer de sincérité. Les amours de Bagouet vont à Bob Wilson, à Claude Régy. Cet écorché vif masque ses peurs sous l'humour et la séduction. Ribbatz, Ribbatz, sur des musiques auvergnates, enchaîne avec Suite pour violes, sur des airs de Couperin. Il sait pourtant qu'il ne s'en tirera pas ainsi. Il dit de cette époque : " Pour moi, c'est comme si, dès le départ, les dés étaient pipés. Je n'ai pas su prendre mon temps. " Deux pièces vont cependant stabiliser sa réputation : Voyage organisé (1977) et Grand Corridor (1980).



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