Regardez,
nous dit-il, la danse, ça peut être à la fois très joli et assez laid,
les danseurs sont des gens sublimes et un petit peu ridicules... Il faut
un talent fou pour manier cette autodérision sans tomber une seconde
dans la parodie, pour faire chérir la danse en la montrant si nue, si
dépouillée, si simple.
Les
petits personnages disparates que Bagoüet lance dans l'espace font
penser aux petits sujets en fil de fer du Cirque de Calder. Même
fragilité têtue, même art du presque rien, même grâce insolite. Ils sont
ravissamment vêtus (par Dominique Fabrègue) comme si chacun avait
exprimé son fantasme dans son costume : une danseuse à la Degas, en tutu
jaune (et aux pieds, ce n'est pas par hasard, des " ballerines "), un
athlète de foire, une danseuse de flamenco, une Musidora en collant,
cagoule et cape noire... Ils ne sont ni beaux ni laids, ils sont, tout
simplement comme vous et moi. A la fois très proches et distants.
Ils
ne " racontent " rien, pas d'anecdote, pas d'histoire. On a tout juste
le temps de noter des sensations. On est délicieusement désemparé, chez
Bagoüet : il casse toutes nos habitudes, non seulement celles héritées
du classique, cela va de soi, on est ici aux antipodes, mais aussi
celles du contemorain, qui a également ses académismes. Il gomme,
efface, pulvérise toute notion de virtuosité. Ses danseurs ne vont
jamais où on les attend, ne font jamais ce qu'on prévoit : leurs petits
gestes incongrus, saugrenus, farfelus, appartiennent bien à la planète
Bagoüet, à nulle autre pareille. Beaucoup de mouvements des bras, des
mains, des doigts : nouveaux sémaphores, alphabet de sourds-muets.
Même
fausse naiveté dans le décor de Christian Boltanski. Sur la partie
droite du plateau, un podium habillé de velours rouge, celui que le
maire d'une petite ville ferait édifier pour une " soirée de danse " ;
au fond, guirlandes d'ampoules dessinant les contours de l'architecture
de la cour Jacques-Coeur, à Montpellier (reproduite ici en structures
métalliques), détournant l'idée de " festival ".
"Je
ne suis pas quelqu'un de tranquille. Je suis sans cesse perturbé par
les autres, par ce que font les autres. Je dois sans cesse maintenir mon
identité à flot, et ce n'est jamais gagné. " Ces propos de Dominique
Bagouet datent de 1989 : impossible de ne pas être ému par l'inquiétude
d'un artiste qui, chaque année, depuis 1984, signait des pièces
essentielles pour la danse, ouvertes, en effet, aux autres créateurs,
aux autres disciplines artistiques.
Des
oeuvres, toutes profondément enlacées, toutes profondément différentes :
Déserts d'amour (1984) et le Crawl de Lucien (1985) sur les musiques de
Gilles Grand, le fidèle ; Assaï (1986), écrit sur une partition
homonyme de Pascal Dusapin ; avec ce dernier encore, l'année suivante,
l'aventure magnifique menée avec Christian Boltanski : le Saut de
l'ange, la pièce maîtresse d'un ensemble très solide ; ou encore les
Petites Pièces de Berlin, et l'étonnant Meublé sommairement (1989), dans
lequel la comédienne Nelly Borgeaud _ sublime _ se mêlait à la danse
pour interpréter Aftalion Alexandre, d'Emmanuel Bove.
Cette
inquiétude de Dominique Bagouet, on peut la faire remonter aux jeunes
années : " Pendant toute ma petite enfance, j'ai dansé. Aux réunions de
famille, à la moindre occasion, on me faisait danser. J'étais
extrêmement fier, très fanfaron, [...] rien ne m'intimidait, on
m'applaudissait. (1) " Bagouet dansait pour être aimé. La petite
histoire attribue ce goût immodéré pour la danse à un spectacle de
flamenco, vu à Barcelone, quand l'enfant avait cinq ans...
Depuis
Rastignac, on sait que, pour réussir, il faut quitter Angoulême _ où
Bagouet était né le 9 juillet 1951. Après différentes expériences, c'est
à Cannes, chez Rosella Hightower, que l'adolescent va épanouir son
talent. Danse classique et apprentissage musical. Il attrape le virus du
baroque. Quand arrive mai 68, il devient difficile pour Bagouet de
supporter les codes étouffants de la danse classique.
Commencent
alors des années d'apprentissage et de voyages dans la pure tradition
du roman picaresque : il est engagé dans la Compagnie contemporaine de
Félix Blaska, découvre l'effervescence artistique de la création à
Paris, puis décide de partir chez Béjart à Bruxelles. Malgré l'amitié
qui le lie au maître de la Monnaie, il est frustré de véritables
recherches. Retour à Paris : Carolyn Carlson lui révèle la technique
d'Alwin Nikolaïs, Peter Goss les secrets de celle de Jose Limon. Départ
pour New-York. La rupture avec le classique est alors consommée. En se
coupant ainsi, non sans masochisme, de ses origines, Dominique Bagouet
lançait un processus de création qu'il allait mettre près de dix ans à
maîtriser. 1976 : il gagne le Concours de Bagnolet avec Chanson de
nuit. Un succès qui lui vaut une invitation au Festival d'Avignon. Sa
danse se cherche du côté du théâtre, hésite, change de style, sans
jamais pourtant manquer de sincérité. Les amours de Bagouet vont à Bob
Wilson, à Claude Régy. Cet écorché vif masque ses peurs sous l'humour et
la séduction. Ribbatz, Ribbatz, sur des musiques auvergnates, enchaîne
avec Suite pour violes, sur des airs de Couperin. Il sait pourtant qu'il
ne s'en tirera pas ainsi. Il dit de cette époque : " Pour moi, c'est
comme si, dès le départ, les dés étaient pipés. Je n'ai pas su prendre
mon temps. " Deux pièces vont cependant stabiliser sa réputation :
Voyage organisé (1977) et Grand Corridor (1980).
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