Quelles postures une philosophie doit-elle inventer pour saisir des gestes ? Comment peut-elle dé-composer des mots pour tenter de dire ce qui se passe entre des corps en mouvement ? A quels pas communs et divergents sommes-nous invités en dansant et en philosophant ? Ici se dessine le paysage d’une rencontre entre danse et philosphie. En se mettant à penser, à marcher et à rouler ensemble, danse et philosophie croiseront des problèmes de représentations, de perceptions, de compositions et de démarches collectives.
un extrait
de la peau
À travers l’exercice d’une attention sensible à la gravité, la peau devient lieu de partage du sensible et de la répartition des appuis. La peau est travaillée dans son épaisseur, animée et animant cette tension, cette écoute qui se donne en mouvements, par frissons. Elle peut s’épandre ou se rétracter dans une respiration propre à cette écoute‑composition qui se donne dans l’immédiateté comme tension. L’épaisseur du lieu plutôt que la finesse de l’entre, ce qui se passe comme sensation/action se passe plus dans ce mi‑lieu que dans chacune des deux instances séparées par l’entre deux : un milieu créé par cette tension soutenue, et traversé de conflits, d’affirmations et de guerres. Le milieu cutané, avec ses propres bêtes, amphibies inversées d’un intérieur‑extérieur partagé dans tous les sens, intensément.
La peau est un organe, mais organe décentré par excellence, pas de cœur, pas de centre, pas d’orientation fixe, il ne reste que la limite entre l’intérieur et l’extérieur qui tend à se perdre dans sa matière dermique, dans son éclatement multidirectionnel, dans son expansion temporelle de l’expérience d’une durée tendue entre un avant et un après, dans cette égalisation entre activité et passivité qui tisse une épaisseur intensive. Caresseur caressé. Un champ de force, lieu d’articulations multidirectionnelles, entre contact et partage, qui compose les mouvements, juste à la limite. Milieu où s’affine l’expérience de la relation gravitaire, la peau est lieu de la durée : il n’est qu’à voir les rides. Une philosophie des caresses, une danse des plis.
En dansant, la peau se départit ainsi de son rôle de fermeture, d’emballage, en s’ouvrant, sensiblement, « elle enfante des volumes », qui ouvrent le corps au monde, pour une danse particulièrement portée sur la peau. Louppe a ainsi de très belles pages sur la peau, qui, par la relation gravitaire, devient « milieu perceptif[3]».
À la fois étendue et intensive, continue et éclatée dans des segmentations de vecteurs toujours renouvelées, la peau est un lieu de désorganisation du corps et du mouvement. Oscillation ni contradictoire ni dialectique entre un pli sur soi et une expansion qui déjoue les limites habituelles et individuantes, en restant au plus près des sensations. Expérience sensible de la peau, contact au sol, à l’air, contact de l’image de mon corps avec les images du monde et des autres ; expériences par la peau d’une danse qui ne laisse pas in‑tact, mobilisant tissages et détissages temporels[4] et métamorphoses de ce qui, à un moment, fait la danse ; mise en jeu de qui fait la danse, travaillé à la limite de la peau.
Retour des problématiques qui tissent la philosophie depuis longtemps autour des questions de subjectivation, posées ici aux processus de sensibilité d’un moi qui, à travers la peau, comme à travers plus largement toute la relation gravitaire, se constitue en s’échappant. Et là, dans un rapprochement particulièrement éclairant pour la danse, la question de la peau comme frontière rejoint celle des frontières du sujet, à travers la question des temporalités de constitution‑déconstruction. »
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