samedi 27 janvier 2024

"Pli" et autres origamis : les assises du déséquilibre. Etat de siège.


 La rencontre incongrue entre un homme et 22 chaises sur un tapis de danse : pour ce spectacle ludique et original, Viktor Černický s’est inspiré de l’œuvre de l’écrivain Italo Calvino, à laquelle est venue s’ajouter la lecture de Gilles Deleuze. Le « pli », telle est la figure esthétique que repère le philosophe comme constitutive du baroque, depuis le plissé du vêtement jusqu’aux ondulations des nappes et des tissus en peinture, en passant par les courbes à l’infini de l’architecture. Mais ce pli est aussi, pour lui, la catégorie centrale de la pensée d’un de ses illustres prédécesseurs de l’époque : Leibniz. Le croisement de toutes ces lectures donne naissance à une forme aussi simple qu’efficace : une pièce chorégraphique pour 22 chaises de conférence et un danseur. Véritable démiurge, le chorégraphe tchèque s’efforce inlassablement de les agencer de la meilleure des manières, cherchant tantôt l’équilibre précaire, tantôt la courbe simple, tantôt la régularité, tantôt la rupture. Une métaphore élégante et éloquente de l’incessante décomposition et recomposition du monde.

 


"A qui est au lit on n'offre pas une chaise" écrivait Henri Michaux dans "la vie sous les plis"...Pli selon pli, portrait de Mallarmé est une œuvre de Pierre Boulez, pour voix de soprano et orchestre, d'après des poèmes de Stéphane Mallarmé. Et Ionesco dans "Les chaises", Pina Bausch dans "Café Muller" s'en donnent à coeur joie au sujet de ces reposoirs, "miséricordes" pour soutenir et alléger nos fessiers....

Que de plis et de grands "pliés' pour celui qui se plie en quatre et ne rompt pas...Un homme en baskets et veste blanche, pantalon noir sur fond de scène et tapis de danse blanc. Le décor est planté d'un bouquet de chaises à la renverse, pieds en l'air comme une sculpture contemporaine. Un étalage savant de chaises en métal noir et tissus gris forme une chenille en perspective fuyante. Des chaises entuilées, accumulées. Elles ont perdu leur fonction d'objet accueillant un corps assis pour être détourné en objet signifiant autre chose, dans un autre contexte. Il arpente l'espace, le corps animé d'un rythme binaire, sorte de marche au pas ou au trot. Dans la Reithalle - ancien manège haras - son petit "manège" de chevaux sied à merveille. Rythme qui le poursuit et l'habite une bonne partie de sa prestation: sempiternel métronome interne et externe. Percussions sonores et crissement de chaussures au sol pour un tempo et du bruitage enivrant. Trois épisodes architecturaux pour des numéros d'un cirque frontal singulier Entre magicien et savant fou de lois physiques, voici notre homme se confrontant aux lois de l'équilibre, de la renverse, du déséquilibre. Et vint le "danger", le risque de voir tout s'effondrer, de faire un numéro raté. Habile, et cherchant des ruses et des stratagèmes pour éviter la chute de ses amas de chaises, le "danseur" cherche à construire, défier l'espace, inventer un monde imaginaire fait de sculptures éphémères. Bâtisseur de cathédrale de chaises, montreur de monstres, maitre et spécialise des structures improbables. Les chaises dialoguent avec lui, lui tiennent tête ou s'abandonnent à la chute en cascade indolente. Ce mikado, cette danse, ballet des bâtons de siège est drôle, haletante et tient en haleine comme dans l'arène d'un cirque imaginaire. "Ne pas plier" sous la pression et la tension de ces éventails de chaises déployés, ces accordéons en collerette plissée, en fraise amidonnée. Ne pas céder aux caprices de ces objets incongrus emboités, disposés de manière à obtenir des ricochets en catastrophe. Le spectacle offre des points de vue sur les constructions inutiles, les objets détournés, les châteaux de cartes qui s'effondre. Au final après une escalade virtuose d'un amas de chaises dressées à la verticale, notre escaladeur baroudeur et cascadeur se fait tout petit devant tant de présence, tant d'aplomb et il disparait penaud de la scène. Une immense sculpture demeurant sur le plateau comme un profil d'oiseau amazonien. Victor Cernicky nous livre un opus fort bien "meublé", un espace forgé de toutes pièces par un mobilier banal, ici magnifié par le délire d'un architecte démiurge et visionnaire. Ca ne fait pas un pli, c'est réussi: surtout il n'y a rien à repasser de faux pli incongru et indésirable. On met sous pli et on poste dans les airs cette oeuvre empruntant autant au cirque qu'à la magie. Des chaises empilées comme sur la terrasse d'un bistrot ou dans une salle des fêtes s'animent et vivent la vie des corps qu'elles supportent à l'habitude.Pour un lego architectonique et strié de plis froissés et vibrants.

 Viktor Černický réalise un travail qui se situe entre la danse, la performance, le cirque et le théâtre physique. Il dirige le projet de recherche au long cours The Body as Object / The Object as Body (corps-objet / objet-corps), qui explore la dynamique des relations entre les objets et l’individualité du performeur. Sa première performance solo, PAROLAPOLEA, lui a valu d’être nominé dans les catégories Danseur de l’année et Meilleure performance dansée de l’année lors de la Czech Dance Platform en 2017. Il participe également à la semaine de recherche chorégraphique pendant le festival B-Motion à Bassano del Grappa. Son deuxième solo, PLI, créé en novembre 2018, a reçu le Prix du public et le Prix du jury de la Czech Dance Platform en 2019.


A la Reithalle a Offenbourg en collaboration avec le Maillon le 27 Janvier






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