mercredi 10 janvier 2024

"Le iench": chienne de vie. Japper la vie ou danser le silence....

 


À onze ans, Drissa Diarra emménage avec sa famille − ses parents nés au Mali, sa sœur jumelle et son petit frère − dans une cité pavillonnaire de province. Il se rêve en garçon banal, dans un tableau comme ceux des publicités à la télévision : les repas dans le jardin, la voiture au garage et, surtout, le chien (« le iench »). À dix-huit ans, comment ce rêve évolue-t-il alors que tout autour semble les ramener, sa sœur et lui, à leur couleur de peau ? 


À travers l’histoire de cette famille, l’autrice et metteure en scène Éva Doumbia met en lumière une jeunesse afro-européenne sur la crête, prise entre les codes parentaux, les assignations sociales, le refus de subir, la soif de justice et de joie. 


Le décor est planté; un petit salon d'appartement où s'entasse une famille de couleur de peau noire. Tous semble faire front, faire corps et se confronter à l'intérieur de leur cellule familiale aux différents vécus et points de vue de générations. Ils vivent encore ce "être ensemble" ombilical et tirailleur de sentiments, de sensations  non similaires liés à leur âge, leur génération, leur vécu de nouveaux européens. Lui, c'est Drissa, la focale du groupe soudé quasi patriarcal encore qui rêve de s'évader et pour se faire prend "le chien" comme modèle, compagnon, fantasme. Un animal de compagnie, dompté, éduqué et lié aux êtres humains, ici les adultes ou membres de la famille. Mais le père s'y oppose en autorité autocrate et incontournable...Le chien devra alors disparaitre de son univers, ce cabot soumis et violenté trop obéissant et stigmate du lien, de la dépendance. Changer de niche, aboyer ou "japper" sa vie, que faire dans cet univers trempé de solidarité autant que de conflits. De la rue et de ses deux murs, le décor change et se meut en cabinet de curiosités où chacun apporte sa voix, son désarroi, son amour, ses tensions. Drissa,Souleymane Sylla, se révèle la cible, l'épouvantail, le moulin à paroles positives ou désespérées: de son envergure singulière, longs bras étendus à souhait, il implore des divinités in opérationnelles: de sa capuche rouge, son sweat shirt large, il fait un rempart, une distanciation, un uniforme de révolté qui se soulève et éructe les mots.  Son entourage est compact, pour ou contre lui selon les maux partagés ou ignorés des autres. Que vit-il, lui, enfermé dans cet univers étriqué qui l'étouffe et le conditionne à rester noir parmi les noirs de cette banlieue pavillonnaire insipide. Danser sa vie est le moment clef où le jeune homme transi éclate, se révèle optimiste et transporté par l'espoir. Un instant de grâce qui déverse une fluidité corporelle, une esquisse de chorégraphie dans cette mise en scène, cette mise en bouche du texte de Eva Dombia. Ketlly Noel la chorégraphe bien connue du milieu de la danse contemporaine issue d'Afrique fait "bouger" tout ce petit monde avec la justesse d'un oeil, d'une oreille à l'écoute des états de corps de chacun. Tous les comédiens au diapason de ce récit singulier ou non d'une famille déracinée, déplacée comme des corps dansant dans l'espace qu'ils recréent ainsi. Exilés, immigrants, soumis aux lois de la différence, des conflits d'intégrations, des rêves, de l'utopie d'un lieu idéal, une place à soi, une "chambre" à tous pour mieux s'intégrer tout en restant libres et possesseurs d'une identité, d'une altérité choyée. Cette pièce de théâtre atypique fait vibrer avec délicatesse et authenticité les cordes de l'hospitalité, du respect de l'autre, de la reconnaissance. Hélas loin d'être le fer de lance d'une société qui bascule dans le conservatisme et le racisme ambiant. Tout se resserre autour de la cellule familiale décomposée au profit d'une dispersion identitaire fragilisante...Y -a-t-il "un juste milieu" à trouver pour s’insérer et rester debout, face à l'autre et non pas à quatre pattes à aboyer se détresse....?Ce portrait de famille en miettes interroge et décrit les facéties de bien des humains face au déracinement.Un récit "manquant" au patrimoine de la narration des vies d'aujourd'hui.Normalité et banalité incluses pour dresser les voix, les corps des noirs autres que délinquants et réfugiés....Une saga insolite et décapante sur le drame de ces "cousins-cousines" issus de la tradition et très "genrés" selon une éducation draconienne à nos yeux.

« Lorsque j’écris, j’entends les personnages, je les vois. C’est plus proche du cinéma et du roman sans doute que du théâtre, puisque je vois les paysages, les maisons, les visages, et j’entends les voix. » Éva Doumbia

 Eva Dombia est autrice, metteure en scène, directrice de la compagnie La Part du Pauvre/Nana Triban − créée en 2000 à Marseille et implantée au Havre depuis 2018 − et du Festival Massilia Afropéa ; elle est membre fondatrice du collectif Décoloniser les Arts. Son roman Anges fêlées a paru aux éditions Vents d’ailleurs en 2016. Ses dernières créations sont Badine d’après On ne badine pas avec l’amour de Musset en 2018, Le Iench en 2019 et Autophagies en 2020. L’autrice est lauréate du Prix des lycéen·nes Bernard-Marie Koltès, 2022.

Au TNS jusqu'au 13 JANVIER

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