Une "révélation" mystique et musicale, à fleur de peau, sertie par un chœur hors pair dans une partition fine et nuancée.
On frémit à l'écoute d'un petit chef d'oeuvre qui vous fait dresser l'épiderme, effleurant le sensible et le beau, pour cette "Babel" en hébreu, araméen, allemand et français ancien.Entre musique profane et musique sacrée, méditation revisitée ou relecture de la Passion du Christ, cet opus questionne "le douloureux caractère irréconciliable entre la Passion et la Shoah
Ceci est mon choeur
Un chœur hurlant d'hommes, des percussions, un chahut, charivari, comme une tourmente, un tumulte grandissant: l'atmosphère est brossée et le rôle éminent de ce groupe vocal aiguisé et performant sera prépondérant durant tout le déroulement de l'oeuvre, ponctuant la tragédie, le drame au fur et à mesure.Retour au calme cor et piano en résonance, harpe subtile accompagnant les percussions des lèvres des choristes qui susurrent ou murmurent leur indignation.Les solistes se dévoilent et occupent l'espace sonore, le xylophone vibre, des lamentations se font jour; l'évangéliste, Jésus, la Mère et Marie Madeleine, sujets de cette pièce nous content le récit: implorations, prières, litanies se succèdent dans une dramaturgie pertinente, envoûtante. Les instruments à vent vibrent, tremblent, la tension monte, brouhaha du chœur, bruissement: l'atmosphère très "sensuelle" touche et imprime chez l'auditeur-spectateur des touches de "e-motion" ce qui émeut, fait bouger et se mouvoir les émotions. L'osmose des instruments, les cordes en cascade, stridentes qui pleurent et se lamentent, en glissades vertigineuses, timbres des cloches menaçantes, foule qui se soulève et envahit de ses vagues déferlantes....Un paysage menaçant se dessine, Jésus déclame, se défend, Marie Madeleine se lamente dans de profondes plaintes troublantes, comme un chant doux, imperceptible: le jeu de la chanteuse, fille prodigue et prodige de cette oeuvre, Marion Grange est sidérante de clarté, de conviction, sans flatterie ni exagération.Douleurs éplorées, renforcée par le chœur des femmes dans des aigus percutants, tristesse des harmonicas: le piano épouse le chant de la soprano, fluide et tendre atmosphère de méditation.Quasi mélodique.La foule hargneuse reprend le dessus, harpe et piano préparé en contrepoint: le chœur vibre, tremble, tectonique du drame, fil conducteur du récit, entremets délectable de cette ode , moteur rebondissant par sa présence, actif.
Après ce déchaînement haineux et vindicatif, revient le silence, pause salvatrice non anodine avant le drame final.Les cordes percutent annonçant la fin, amplifient le son?crescendo, le glas va sonner, vrombissement et tremblement de terre annoncés comme une nouvelle déflagration volcanique.
Pour clore cet oratorio, le chant délicat et passionné de la Mère, interprété de façon inouïe et sensible, subtile et nuancé auprès de la harpe et du piano: les contrastes des émotions filent dans la voix ténue, retenue puis qui s'élance dans les pleurs et les plaintes Dans une langue allemande parfaite, vécue de façon troublante, incarnée dans un solo de toute beauté, dans le silence de l'orchestre qui se tait , respect de ce cri de souffrance et de douleur très présent: deux poèmes de Paul Celan étourdissants d'amour et de sentiment.
On frissonne et songe à la beauté de la Passion.
Sous la direction de Marc Kissoczy, on retient la prestation fameuse le l'Ensemble Vocal Lausanne, virtuose du tumulte, funambule des difficultés et des embûches d'une partition multi- directionnelle, : bordé par un "gigantesque" Orchestre de Chambre impressionnant.
« Peut-on composer de la musique sans pleurer et sans trembler après la Shoah ? », s’interroge Michaël Levinas.
Le ton n’est donc pas à l’irénisme ou à l’angélisme. La forme et l’écriture éminemment complexes de cette Passion, en raison des polyphonies subtiles du chœur, des voix et de l’orchestre, en raison également de la manière dont les langues se signifient entre elles (araméen, hébreu, français médiéval, allemand), répond à une exigence bien précise : mettre côte à côte des traditions musicales occidentales avec le tragique de l’histoire du xxe siècle, au point de faire « trembler », au cœur de la création artistique, le devenir de la langue Sainte et des Évangiles après Auschwitz.
Aussi, ce qui sépare le récit de l’Évangile de Marc, de la prière juive pour les morts (le Kaddish), ou encore du El Maleh Rachamim, de la lecture des noms et des deux poèmes de Paul Celan qui clôturent la Passion, n’est-il pas tant de représenter le tragique, que de le faire entendre dans sa nudité même, sans filet et sans salut, par-delà le clivage entre musique profane et musique sacrée.
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