Il y a cinq ans, Konrad vivait en reclus avec sa femme paralytique
dans une usine à chaux abandonnée. Il avait pour ambition d’écrire un
grand traité sur l’ouïe. Une relation réciproque de maître et d’esclave a
rythmé leur vie commune jusqu’au meurtre de la femme et l’arrestation
de Konrad. Séverine Chavrier adapte pour la scène ce roman terrifiant de
Thomas Bernhard, La Plâtrière. Pénétrer l’intimité d’un
couple, où règnent repli sur soi, maltraitance, paranoïa, rêve effrité
et espoir vain d’une œuvre idéale à créer, sera l’enjeu principal d’un
projet théâtral qui s’annonce, selon les mots de la metteure en scène,
comme une forme humoristique d’« outrage au public » : exposer
l’effondrement permanent d’une oeuvre qui ne parvient pas à venir, au
profit du réel le plus cru et quotidien.
Le plateau s'emplit d'ombres chinoises, images projetées sur un écran frontal, opaque frontière entre rêve et réalité, filtre d'une horreur avouée que l'on va côtoyer quatre heures durant sans "relâche" mais avec deux "entractes" ! Une voix off raconte les faits: le meurtre, les circonstances, le paysage de cet acte immonde, alors que les cimes des sapins de "Noël" se dressent en images projetées, ambiance glaciale, neige foulée au sol: on y est au cœur du drame..Le récit s'anime à l'apparition de personnages, tous identiques, crâne rasé, nez protubérants comme des monstres ou chimères, animaux hybrides terrifiants Univers glauque, troublant, voilé. Le cynisme de la situation, les paroles et mots qui y sont associés sont crus, nus, sordide description des faits et les deux personnages principaux se profilent, lui, réel et odieux tyran manipulateur, elle, image virtuelle projetée, muette ou loquace: on dirait l'ombre de Marguerite Duras, grosses lunettes et visage maussade, lui, tel Vincent Macaigne plein d'ironie, de recul, de détachement odieux. C'est Laurent Papot qui s'y colle, diable excentrique bondissant sur les degrés et niveaux d'un dispositif scénique hallucinant, renforcé par une iconographie vidéo mouvante, filmée en direct...Elle, c'est Marijke Pinoy, réelle mégère docile, sur fauteuil roulant, qui subit, encaisse son sort et attend la sentence de ce meurtre dont l'idée plane, dénouement annoncé dans ce long flash back édifiant des mobiles apparents du meurtrier, compagnon et complice de vie!
Quel carnage visuel, quelle inventivité visionnaire que ce décor d'enfer, fracassé, déglingué comme le mental de chacun, friche abandonnée d'une "plâtrière" où les morceaux ne se recollent pas, tarlatane d'un costume de mort, spectre d'une vie laborieuse passée, révolue mais qui hante l'atmosphère pourrie, polluée des espaces tectoniques utilisés: cave, couloir, plateau, échafaudage, tout branlant, chantier à vif dont on démolit murs, fenêtre et espaces de sortie d'urgence, de secours.Il n'y a plus d'entrée des artistes, des employés, esclaves d'antan dont les fantômes s'incarnent en ces quatre personnages, veilleurs au crâne rasé, pantins malfaisants, marionnettes implacables manipulées par le verbe, les mots de l'auteur.Une scène culte: la description d'un repas de fête où le délire des mets et produits provoque hauts le cœur et désillusion: le tout sur fond de musique live, percussions et autres bruitages sonorisés qui contribuent à profiler un climat dérangeant à souhait: le malaise envahit le plateau, animé par des intentions sinistres et le joyaux théâtral multimédia fonctionne à plein pour un cauchemar éveillé dont on ne voudrait se défaire: les pieds entravés par les obstacles autant que par les atrocités domestiques d'un vie carcérale en huis clos qui étouffe, pétrifie, méduse et terrorise!Séverine Chavrier en démiurge d'un naufrage annoncé, Florian Satche en homme orchestre délirant, et les oiseaux, pigeons et tourterelles, corbeau maléfique pour en rajouter: oiseaux de bonne et mauvaise augure dans ce tunnel sans fin Vidéo au poing, Quentin Vigier, as des poursuites, filatures en direct de ces corps condamnés à la malveillance, la maltraitance et peut-être une rémission de leurs péchés capiteux et extravagants. L'excès, la virulence, l'horreur n'ont pas de limite mais se dégustent sans modération au fil des heures qui sonnent le glas!Et Camille Voglaire en assistante de vie, profiteuse et maléfique bienfaitrice dans cet univers où l'on ne recollera pas les plâtres, ni ne les essuiera mais on y mettra les pieds de plain-pied en adhérant totalement à cette chasse à la glu: texte et figures de proue au poing!
Thomas Bernhard, romancier et dramaturge autrichien (1931-1989), a construit une œuvre littéraire majeure, aussi hypnotique que scandaleuse (Extinction, Place des héros). Sévérine Chavrier dirige le Centre dramatique national d’Orléans / Centre Val de Loire depuis 2017. Le public du TNS a pu voir Les Palmiers sauvages en 2019 et, en partenariat avec le Festival Musica, Aria da capo en 2020.
Au TNS jusqu'au 11 JUIN
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