Près de 25 ans après sa création à La Ménagerie de Verre à Paris, nous accueillons la reprise de Good Boy, pièce mythique d’Alain Buffard. Ce solo a marqué l’histoire de la danse et du sida en France dans les années 1990. Alors qu’il a arrêté la danse depuis sept ans, Alain Buffard fait la rencontre déterminante des chorégraphes américaines Yvonne Rainer et Anna Halprin. Il va trouver auprès d’elles la force de se reconstruire et il met en scène, dans Good Boy, la reconquête de son propre corps. Figure majeure de la scène chorégraphique française, il crée une quinzaine de pièces entre 1998 et 2013, année de son décès, toutes caractérisées par un puissant rapport au corps non normé, tout à la fois intime et politique, entre humour et tragédie. Laurence Louppe, critique d’art et historienne de la danse, décrivait l’impact de cette création avec ces mots : « Tout ce qui pouvait rattacher la danse à la représentation d’un corps classique et son intimité sentimentaliste est pulvérisé. Alain Buffard livre une vision crue de l’âpre réalité. La sexualité normée d’une société qui pensait avoir dépassé tout puritanisme est mise sur la sellette, renvoyée à la face ».
Quand la transmission opère, c'est à une chirurgie de main de maitre à danser que l'on assiste et participe. On se souvient de la passation du solo de Dominique Bagouet "F. et Stein" à Christian Bourigault et de bien d'autres "réussites" du genre. Exercice de funambule et d'équilibriste pour Christophe Ives, coaché par Matthieu Doze pour la circonstance.C’est le corps émacié d’Alain Buffard, danseur phare de la scène contemporaine, des années 80 et 90, que l’on revoit à travers celui de Christophe Ives qui reprend ici le rôle transmis par Matthieu Doze
et remonté pour la première fois en 2017 au Centre national de la
danse, puis en 2023 à la Ménagerie de Verre, dix ans après la mort de
son créateur et interprète.Une masculinité à nu, le visage dissimulé par quatre néons, masqué, d’abord corps résistant et presque supplicié.Tel un Christ descendu de la croix ou un Saint Sébastien très pictural. En "posture vicieuse" recroquevillé comme un mourant sur sa couche. L'icône est travaillée comme pour une pause de modèle languissant, gisant au sol. Bach en musique de fond pour cette séquence du surplus, du trop plein quasi baroque, de slips qui s'amoncellent sur son sexe scotché par une bande adhésive.Spasmes du dos, d'un bras rescapé une paralysie clinique.Soubresauts de survie tétaniques, danse arachnéenne derrière une constellation d'étoiles lumineuses. Paréidolie d’attitudes avoisinant des formes étranges, inédites. Des secousses fébriles animent le corps du danseur, comme des gestes test de yoga pour ajuster des performances physiques retrouvées. Il se mesure, s'apprécie, oscule ses flancs, ses jambes comme pour une visite médicale intime dans ce décor vide, blanc clinique. Il frappe le mur où il est acculé par de petites percussions sonores de plus en plus vives sur son corps, il évalue ses sensations, ses possibilités de renaissance sensorielles, motrices. Tel une danseuse classique, il retrouve l'attitude fétiche de l'en dehors. On passe de l'intime à l'extime. Comme une danseuse classique, il prend soin de ses pieds en déroulant ses lacets de sparadrap adhésif.On passe violemment du silence à la musique, ce "good boy" qui le fait se hisser sur hauts talons, démarche de défilé de mode à l'appui. Les appuis sont malhabiles, chancelants: travesti, transformé sur aiguilles maléfiques. De ce bref rêve restera la trace du déséquilibre. La réalité se profile à nouveau, menaçante. A reculons, le danseur explore son fessier, ses cuisses et ses mains exploratrices sont des gants de velours, des caresses douces et très suggestives. Et le "tragique de répétition" de réapparaitre quand précipitamment, l'interprète se rhabille encore d'une couche de slips...Corps luttant une fois de plus contre la maladie avec des armes dont il fait des
trophées : slips kangourou enfilés les uns sur les autres ; boîtes de
Retrovir, le premier antirétroviral utilisé dans le traitement du VIH,
en guise de talons hauts, ou des petites lampes tempête que le danseur
allume et éteint tout seul. Le solo joue sur beaucoup de fibres sensibles et si la douleur, la souffrance originelle ont disparu, demeure l'émotion, la tendresse et la force du propos chorégraphique qui sans les mots en dit long sur les maux d'un fléau qui a impacté toute une génération. On en demeurera "inconsolable"...et inaccoutumés.
interprétation : Christophe Ives
Assistant à la création et transmission : Matthieu Doze
Accompagnement artistique : Fanny de Chaillé
A Pole Sud les 22 et 23 Novembre
PRÉSENTÉ DANS LE CADRE DE L’EXPOSITION « AUX TEMPS DU SIDA, ŒUVRES,
RÉCITS ET ENTRELACS » DU MUSÉE D’ART MODERNE ET CONTEMPORAIN DE
STRASBOURG.
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