mardi 12 mars 2024

"Amours": Joel Pommerat marche à l'ombre.

 

Amours (1 et 2) est né de la rencontre entre l’auteur-metteur en scène Joël Pommerat et des détenus de la Maison Centrale d’Arles, où il intervient depuis 2014, à l’initiative de l’un d’eux : Jean Ruimi. Le spectacle s’est construit à partir de fragments de trois textes de l’auteur : Cet enfant, Cercles/Fictions et La Réunification des deux Corées. En 2019, Amours (1) est créé en prison, dans une grande économie de mise en scène − pas de décor, de son, de machinerie −, mettant au cœur du travail l’intimité et l’intensité des relations d’amour, qu’il soit filial, amical ou de couple. Ce geste radical se poursuit avec Amours (2), réunissant trois actrices, trois acteurs, et une cinquantaine de spectateur·rices permettant ainsi une grande proximité entre interprètes et public.

Jamais le terme de "proximité" n'aura autant de signification, d'impact entre public et comédiens: pour preuve le début du spectacle où règne leurre, confusion et trouble. Qui sont ces deux inconnus qui semblent se quereller à vue comme deux amants fâchés qui s'installent à la va vite sur des places non convoitées suite à leur retard ou entrée précipité dans la salle de spectacle...Véritable arène qui renferme les secrets de fabrication d'une mise en scène plus que sobre et frugale. Deux hommes se disputent l’intérêt du public: agaçants, aux paroles très intimes déplacées dans un contexte public encore mal défini, entre réalité et fiction. C'est le verbe haut et fort qui l'emporte pour nous signifier que ces deux "barons" sont bien des comédiens et non ce couple masculin, jaloux, irrité, témoignant aux autres spectateurs leur courroux...Et le spectacle de démarrer, toujours axé sur une réalité frisant la fiction-narration tant les sujets abordés sont vivants, simples, proches et racontent la destinée de chacun dans son aspect abrupt, sordide, mesquin ou dramatique. La tension est grande plus d'une heure durant: tension qui se réitère et ne retombe jamais d'une séquence à l'autre, série de saynètes où se jouent sentiments, haine, amour, abandon, confiance. Toutes les clefs des relations humaines drainées sur fond de classe sociale pas vraiment privilégiée. Les paroles, le verbe sont crus et nus, sauvagement édictées par des personnages incarnés par cinq comédiens caméléons qui changent de registre, de peau, de rôle à l'envi. Performance délectable tant la proximité opère, les corps des joueurs dans le public accolés à lui. Les scènes brèves, tendues rythment l'obsession de l'amour sous toutes ses formes: le couple fortuit d'occasion qui attend son compagnon respectif et se découvre attiré par fatalité, un autre couple , elle amnésique, lui, agacé par sa maladie chronique...Et tant d'autres morceaux de vie, tranche de destins qui se retrouvent, s'opposent, se querellent ou s'entretuent en coulisse. Pas de rémission, de pardon, de confession pour tous ceux qui occupent ce plateau où seules deux chaises accueillent les individus et font qu'ils se posent. Un représentant de bible, Jean Ruimi devient le maitre yogui d'une dépressive, deux amies détruisent à vue leur relation fusionnelle, une fille se donne pour trois fois rien à un homme trop sûr de lui...Tout bascule dans le sombre comme les lumières et les chuchotements au bout des lèvres de certains. Ou les hurlements défensifs d'une femme qui cède son bébé au couple sans enfant. Les comédiennes -professionnelles- Elise Douyère, Roxane Isnard, Marie Piemontese n'ont rien a envier aux deux comédiens Redwane Rajel et Jean Ruimi qui excellent en naturel et franchise.Un tableau glauque et sombre, tenant, oppressant sur l'humaine condition en proie à l'injustice, la haine, l'insoumission ou le carnage des sentiments. Mais la tendresse et l'humour ne sont pas absents de cette fresque parfois burlesque et attendrissante.Ils font rage et l'on sort pétrifié, asphyxiés de cette cour des miracles où justement il ne peut en y avoir. La rémission des statuts de chacun, vaine et non opératoire; pas de concession, ni de rattrapage pour aucun de ces anti héros de la fatalité. Espoir condamné à mort.

L’auteur-metteur en scène Joël Pommerat a fondé la Compagnie Louis Brouillard en 1990, avec laquelle il est actuellement associé au théâtre Nanterre-Amandiers, à la Coursive − Scène nationale de La Rochelle et au Théâtre National Populaire de Villeurbanne. Le public strasbourgeois a pu découvrir ces deux créations au TNS : Au monde en 2004 et Les Marchands en 2006, puis Pinocchio en 2009 et, au Maillon, Ça ira (1) Fin de Louis en 2018.




Au TNS du 12 au 16 Mars

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