Comment sont nés les trois chefs-d’œuvre de Maurice Béjart ?
Le Ballet de l'Opéra de Paris rend hommage ce mois-ci au plus célèbre des chorégraphes français avec un triptyque de chefs d'œuvre dont on connait parfois peu l'origine. ResMusica décrypte pour vous la naissance et la pérennité de Boléro, L'Oiseau de feu et Le Chant du compagnon errant, tous trois à l'affiche de l'Opéra Bastille jusqu'à la fin du mois.
Boléro, L'Oiseau de feu et Le Chant du compagnon errant sont mis au monde entre 1961 et 1971, décennie correspondant à l'envol pour Maurice Béjart qui installe peu à peu sa notoriété aux quatre coins du globe.
Lorsqu'il crée Boléro le 10 janvier 1961 dans l'opéra à
l'italienne de la Monnaie à Bruxelles, le chorégraphe marseillais vient
tout juste de s'installer, en Belgique alors qu'il n'y croyait guère. « Pourquoi aller au Pôle Nord ?
» s'inquiète-t-il alors, lui qui brigue plutôt la direction d'un
théâtre parisien et non un poste dans la capitale belge. Mais son
compagnon et danseur fétiche, Germinal Casado, son élu du Sacre du printemps,
tient, lui, à pérenniser l'immense succès qu'ils viennent de connaître
en décembre 1959 avec ce fameux Sacre. Le directeur de la Monnaie,
Maurice Huisman, passé ce test de reconnaissance en talent, lui avait
alors proposé d'y fonder ce qui devient Le Ballet du XXᵉ siècle. De
quatorze danseurs au moment du Sacre, la compagnie passe à soixante
interprètes et se doit de réussir. Le Boléro sur la musique de Ravel est donc un test important pour lui.
Boléro
Ce ballet naît d'une image : celle de Duska Sifnios, danseuse yougoslave, sortant d'un bain de mer dans la Méditerranée l'été 1960, telle Ursula Andress trois ans plus tard, dans « James Bond 007 contre Dr. No ». Béjart est alors sur la plage près de Nervi, où sa compagnie se produit cet été-là. Duska aussi est là, avec la compagnie de Leonide Massine. Elle a 26 ans et pas encore de plans fixes. Germinal Casado, subjugué lui aussi par « cette Vénus naissant de l'onde, qui avait un physique très exceptionnel pour l'époque » convainc Béjart de l'engager.
Béjart est sûr d'une chose : il lui fera un ballet où elle aura les cheveux trempés, en souvenir de cette sensation maritime si forte. Il va choisir la musique du Boléro de Ravel, et « faire fort et simple », comme il se l'était déjà juré pour Le Sacre du printemps. Et comme pour ce dernier ballet dont il avait relu la création des Ballets Russes en la « défolklorisant », Béjart décide de donner une version abstraite et sans espagnolade au Boléro crée par Bronislava Nijinska (la sœur de Nijinski) en 1928 à l'Opéra de Paris pour Ida Rubinstein. Sur une idée de Ravel, celle-ci dansait sur la table d'une taverne, dans une stylisation flamenca. Une reconstitution du ballet a été réalisée en 2008 par le Russe Andris Liepa, pour sa sœur Ilze Liepa, tous deux anciens danseurs du Bolchoï. Une captation vidéo permet bien de voir les évidentes influences de la création initiale du Boléro sur Maurice Béjart.
Béjart a forcément vu ce ballet repris à Paris par le Grand Ballet du Marquis de Cuevas en… 1958. Soit deux ans avant qu'il ne s'y attaque à son tour… On comprend alors à quel point, il n'a rien inventé mais tout revisité : comme chez Nijinska, il met une danseuse debout sur une table, qui ondule sur la mélodie de Ravel, tandis que des grappes de danseurs tournent autour de la table et de la fille, avant de se jeter sur elle dans le final. L'idée et le concept sont là. Mais pour le reste, tout diverge. Avec Béjart, la Mélodie, pieds nus, en collant noir et justaucorps beige, ondule et tournoie dans une gestuelle néo-classique et non plus flamenca. Les danseurs qui tournent autour de la table ne sont plus que des hommes et jamais ils ne viennent accompagner la jeune femme, devenue idole vénérée, seule sur son autel rouge. Chez Béjart, tout finit mal, par la dévoration du groupe sur l'individu, là où Nijinska idolâtre la star portée aux nues. Béjart considère même que la composition musicale est plus orientale qu'hispanisante, d'où les nombreuses ondulations du ventre et l‘absence de stylisations et tours de poignets comme dans le flamenco.
En réalité, les influences de Béjart sur ce Boléro seront surtout… grecques. Béjart relate que Boléro lui faisait penser aux ruelles des villages grecs. Et Casado raconte ainsi qu'ils commencèrent à travailler la chorégraphie sur la musique du film grec de Jules Dassin, « Jamais le dimanche », signée Manos Hadjidakis. Là encore, les dates concordent : le film venait de remporter un immense succès au festival de Cannes 1960, et la chanson de Melina Mercouri allait être instantanément popularisée par Dalida. On est donc loin des fameuses répétitions symphoniques du même thème du Boléro que Ravel s'était amusé à trousser pour Nijinska. Mais tout près des fameuses coïncidences et épousailles de raison entre styles, époques et cultures, chers à Béjart.
La logistique du ballet (une soliste, une table et 40 danseurs autour), la musique où le thème d'une minute se répète 18 fois, la montée crescendo de la partition comme de la danse : tout cela semble très simple. Et pourtant, la chorégraphie de Béjart est redoutable. Pas seulement par sa durée (un solo de 18 minutes sans jamais descendre de la table…), mais aussi et surtout par sa difficulté à mémoriser les pas. Au point que les solistes, aujourd'hui encore, se repassent un aide-mémoire dessiné par Angèle Albrecht, que nous vous proposons ci-dessous, et qui n'a jamais été publié.
On y voit ainsi que chaque séquence de la chorégraphie porte un nom très imagé : « Crabe », « chat », balance », « soleil », « poisson, « BB » (comme Brigitte Bardot), « chat », « ventre », « samba », « pince »… On y voit également que l'influence grecque se confirme (notamment par une séquence nommée « grec » et des bras en sémaphore et attitudes devant pour les garçons), tempérée par la reprise de la séquence « chameau », en plié-dos creux. Et pourtant, malgré ce mémo précieux, les danseurs ont tant de mal à retenir ces séquences qu'ils peuvent, dans certaines salles, avoir un prompteur à disposition, avec les noms des séquences qui défilent.
Il en est une qui raconte avec humour ses déboires pour enregistrer les pas du Boléro, c'est l'immense danseuse russe Maïa Plissetskaïa. Dans ses Mémoires, (Moi, Maïa Plissetskaïa,
Éditions Gallimard, coll. « Témoins », 1995), elle qui avait supplié
Béjart de lui transmettre ce ballet – alors qu'elle a déjà 50 ans -, va
devoir suivre le chorégraphe qui lui souffle les pas en se mettant en
face d'elle, rétro-éclairé par une lampe de poche.
« Je dévorais des yeux la tâche claire qui, du fond de la salle,
m'indiquait d'un signe, comme un agent de la circulation, où je devais
aller. Et j'ai réussi à contenter mon peu conciliant souffleur »
écrit-elle. Elisabeth Cooper, la pianiste des cours qui allait ensuite
faire Isadora avec elle, nous a raconté que la divine soviétique lui
disait, se lamentant de peiner sur Boléro : « Maïa, idiote… Maïa, idiote ! » Plissetskaïa fût pourtant l'une des grandes interprètes du Boléro, comme on le voit dans une captation datant de 1977 (elle fût également invitée à le danser à l'Opéra Garnier en 1976).
C'est quelques années plus tard, en 1979, que Béjart développe une idée géniale autour de son Boléro. Idée qui naît pourtant d'un ennui qu'il développait autour de son propre chef d'œuvre. « Comme ce ballet ne m'apportait plus rien (j'avais l'impression d'en avoir fait le tour) » écrit-il dans ses Mémoires (« Un instant dans la vie d'autrui », Flammarion, 1979), je me dis : « Pourquoi ne pas intervertir la fille et les garçons ? » Jorge Donn prit la succession de Duska et de (Tania) Bari. Le ballet changea de sens. Quarante filles autour d'une table devenue le lieu d'un culte faisaient songer à des prêtresses. » On avait là un Dionysos et ses Bacchantes. Puis, Béjart préféra revenir définitivement au principe des seuls garçons autour de la table qui, elle, verra alterner, encore à ce jour, garçon ou fille soliste.
Au-delà de l'envie de plaire à Jorge Donn, il y avait aussi, dans cette démarche, une révolution majeure et prémonitoire : celle de dégenrer la danse néo-classique, répondant ainsi à un vieux fantasme chez lui, d'androgynie (« Je suis androgyne quand je crée » disait-il), mais aussi de vision sociétale assez précurseur. « A une époque, en 1979, où les différences entre les hommes et les femmes s'amenuisent, en tout cas dans la vie sociale et quotidienne, j'ai trouvé intéressant d'y faire écho » dira-il également.
On peut voir beaucoup de sous-textes dans ce Boléro : un simple exercice musical, une relecture des danses orientales, une version chorégraphique du strip-tease (Béjart la revendique dans ses Mémoires), une rencontre entre l'Orient mystérieux et la virile Méditerranée (comme l'analyse Germinal Casado) , une histoire de désir, un orgasme jaillissant, un rituel de mort, un viol collectif… Alexandra Vandernoot, la fille de Dushka Sifnios , devenue comédienne, se souvient avec effroi de ses premiers Boléros. « J'avais 8-9 ans et je voyais ma mère se faire dévorer par une bande de messieurs. Pour moi, c'était terrorisant » se souvient-elle aujourd'hui. Curieusement, le public n'aura jamais eu pour Boléro la distance choquée qu'il a pu avoir pour Le Sacre du Printemps, qui s'avère bien moins brutal dans son corps à corps érotisant.
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