dimanche 24 mars 2024

"Après la répétition": le spectacle... et plus personne....Bergman et van Hove fusionnent.

 


Acteur·ices magistraux·ales, textes somptueux, scénographie à couper le souffle, notre portrait d’Ivo van Hove se conclue par un hommage au cinéma qui a inspiré bien de ses mises en scène. Il transpose ici deux films du maître suédois Ingmar Bergman pour une soirée portée par Emmanuelle Bercot et Charles Berling.

Du cinéaste suédois Ingmar Bergman, dont il n’oublie pas qu’il est avant tout auteur, Ivo van Hove est un inconditionnel lecteur, l’estimant comme l’un des artistes maîtres du XXe siècle. Parce que l’art de Bergman parle de la vraie vie. Après la répétition est l’histoire d’un metteur en scène vivant en huis clos dans une salle de répétition, pour qui le théâtre est tout. 


Le plateau est dressé comme le cadre d'un théâtre, d'une loge ou coulisse où vont se dérouler, monologues, dialogues entre ce metteur en scène perturbé, animé de sentiments troubles et perfides et deux femmes, interprètes de ses pièces de théâtre. Lui est fasciné par son métier et en parle avec les accents de addiction, phénomène qui le prend, le ravit et l'embarque dans un microcosme, un huis clos désarmant, égocentrique à souhait. Charles Berling s'empare de ce monstre comme d'un gentil pervers qui distille son amour pour le théâtre comme un vampire. Elles, se sont Emmanuelle Bercot et Justine Bachelet qui accompagnent cet être égoiste pour magnifier son oeuvre. La première est mûre et consciente, la seconde plus innocente et victime. Emmanuelle Bercot vue récemment dans le rôle de Lucie dans le film sur "l'Abbé Pierre, une vie de combat" de Frédéric Tellier, excelle en assurance, le verbe haut et cadencé, le corps investi par les émotions. La pièce se déroule en ascension dramatique, dans un enfermement qui mène à la folie, au ravissement, à la capture des protagonistes féminines. Une performance théâtrale d'envergure façonnée par la mise en scène de Ivo Van Hove, un amoureux des textes de Bergman qu'il met à jour et à flot avec humilité, respect et amour des comédiens. A l'image du créateur de "Monika", "Jeux d'été" (Une danseuse de ballet reçoit dans sa loge, par un mystérieux porteur, le journal intime de l'homme qui fut son premier amour. Elle se souvient de leur été ensemble…): férocité, clairvoyance et délectation. Tendresse, mémoire ou amnésie, journal intime, confidences, complicité. 

Persona

Ici dans "Persona"une actrice qui traverse une grave crise personnelle, et perd l'usage de la parole, est envoyée en cure de repos, surveillée par une infirmière qui lui raconte sa vie. Autour de ces deux femmes, interprétées par Liv Ullman et Bibi Andersson, au cinéma un effet de miroir infini se met en place, de l'opposition à la fusion de leurs visages. Visuellement, ce jeu de dames est si marquant que Persona trouve un écho dans tous les films où deux héroïnes se reflètent dangereusement l'une dans l'autre (telles celles de Mulholland Drive, de David Lynch). 


Comme au cinéma, le jeu d'Emmanuelle Bercot et Justine Bachelet sublime la narration. Le corps de la première, mise à nue, étendue sur une table, endormie est une performance physique remarquable. Faut-il y entrevoir la formation de danseuse d'Emmanuelle Bercot pour si bien jouer des expressions de son corps, "muet" mais si parlant qu'on le pense animé de l'intérieur par une pensée chorégraphique.Et le décor de plonger dans les abimes des pensées des deux protagonistes. De l'eau dans laquelle elles se mouillent, trempent leurs sentiments, se noient ou sont submergées,mais  la tête hors de l'eau. Sans se faire inonder ni assaillir par la matière verbale compulsive. L'infirmière confidente déborde et inonde le plateau de ses paroles. Alors que le corps d’Élisabeth se tarit dans un mutisme maladif. L'une parle, l'autre pas: elle danse de toute sa nudité, ici dévoilée discrètement par des éclairages rares et ourlant les contours de l'actrice. La folie au corps se défendant de réactions impulsives. Le format "16 neuvième" du plateau grand angle sans focale accompagne la lecture de ce scénario kinesthésique à souhait. Il s'agit ici de transposer sans trahir les dimensions visuelles, spirituelles de l'écriture de Bergman. S'il n'y a "persona" au chapitre c'est dans cette absence de mot mais immense présence du corps de Emmanuelle Bercot. Une réussite sensible et forte, oppressive, submergeante comme cette tempête de vent glacé, mouillé par la pluie diluvienne qui s'abat sur ce dialogue fertile. Bergman au sommet de son sens visuel et dramatique. Une soirée judicieuse qui marie deux évocations de la passion théâtrale des êtres qui la servent à leur corps et âme défendant.

Avec ce diptyque déployant littéralement un double théâtre, Ivo van Hove signe encore une fois une œuvre éminemment personnelle, à l’affût de questions intemporelles qui traversent l’expérience humaine dans toutes ses nuances, dont la puissance réside aussi dans l’hommage qu’elle adresse à l’héritage d’un immense artiste qui l’a précédé.  Persona, à l’inverse,  met en scène une actrice qui a perdu pied dans la vie, ayant trop sacrifié au théâtre. Alors qu'auparavant, l’un avait abandonné la vie à la faveur du théâtre, l’autre abandonne l’art par nostalgie de la vie, et ces personnages aux multiples facettes de se complexifier au fil des circonstances qu’ils rencontrent.

 

A la Filature jusqu'au 23 Mars

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