mercredi 20 septembre 2023

"Sonates et interludes" John Cage | Lenio Kaklea: un couple tectonique gymnopédique et pianistique sidérant.

 


Les Sonates & Interludes de John Cage et le « piano préparé » ont durablement influencé la création musicale jusqu’à nos jours. On relie souvent cette invention à des pièces de Henry Cowell, telles The Aeolian Harp
où le pianiste joue à l’intérieur du piano. On met plus rarement l’invention en équation avec son contexte d’origine, c’est-à-dire les collaborations de Cage avec les chorégraphes afro-américaines Pearl Primus et Syvilla Fort. C’est à la demande de cette dernière, en 1937, qu’il composa la musique du ballet Bacchanale, première pièce pour piano préparé. Et c’est à partir de ce contexte relégué aux marges de l’histoire et du travail d’archive qui caractérise sa pratique que Lenio Kaklea bâtit sa chorégraphie. Une relecture féministe de la modernité à travers ses références mineures dans le cinéma, le jazz ou la comédie musicale.

On l'avait découverte dans "Ballad" une évocation raisonnée de l'histoire de l'art gestuel à travers les postures des grandes chorégraphes de référence dans l'histoire de la danse... Face et avec la musique de John Cage, la voici en proie à un désir entier de plonger dans les interstices du son: ceux d'un piano préparé. Alors ce sera son corps qu'elle "prépare" elle aussi à cette endurance "sportive" de son corps athlétique, façonné par la pratique corporelle, l'exercice quotidien et la musicalité inhérente à sa pensée chorégraphique. Pianiste et danseuse ne font qu'un même si les positions sont à l"opposé: lui est assis mais à l'affut des plissements, de la tectonique géologique de la musique de Cage. Elle est debout en blouson et pantalon de cuir noirs, un justaucorps rouge sous cet accoutrement de motard et esquisse des mouvements abruptes, parfois interrompus dans leur course par des silences, des attitudes à l'écoute des sons percussifs du piano. Silhouette plantureuse, massive, elle impose un rythme plein de détails visuels émanant de chaque membre et va jusqu'à se filmer en direct, son visage projeté sur un écran: mascarade, déformation de la bouche, yeux exorbités tournant les globes comme ceux de Joséphine Baker. En gros plan fixe, l'effet est monstrueux, atypique comme ces sonorités qui sourdent des doigts virtuoses de Orlando Bass. La mouvance se révèle obsédante, les membres se démembrent, le corps se défait de sa seconde peau de cuir pour en retrouver une autre: collant transparent très seyant, guêtres ou jambières de sport comme des protections ou enflements des mollets. Son corps investi à l'envi dans des mouvements stricts, des pauses évoquant ses pairs chorégraphes où l'on se plait à identifier des symboles, des postures emblématiques...Le blouson ôté devient plastique étirable formé sur le corps qui se penche, tête bêche, à l'envers, à l'endroit...Bien loin des chorégraphies de Merce Cunningham pour le même compositeur...Quand le pianiste la rejoint sur le plateau, c'est pour dessiner des silhouettes jumelles sur un écran de théâtre d'ombres. Enlacement ou quasi contact de proximité dans ce qui auparavant n'était que prestation individuelle propre. Jusqu'à pour la danseuse se rapprocher plus tard de l'instrument qui résonne de vibrations percussives. C'est à demi nue qu'elle réapparait, dévoilant son corps très architecturé, massif, construit pour servir une danse rompue à la performance, à l'audace aussi de franchir des tabous: Cage, une musique à danser? Toujours conçue comme une partition stricte et organisée où le hasard n'a pas toujours sa place. Clins d'oeil à ses compagnes de route, pionnières de la modern dance, Lenio Kaklea interprète et rejoue la partition de toute l'attention rythmique qu'elle porte à Cage. Un couple bien vivant qui aurait ravi le compositeur par son rire franc et son sens de l'humour.Une performance qui évoque un pan de l'histoire chorégraphique, écriture historienne bien singulière et qui échappe à une narration classique style "histoire de la Danse": du live et du sens pour servir l'éphémère, construire et inventer un répertoire, laisser des traces et signes singuliers pour constituer un panorama vivant hors bocal-formol ou muséal digne de cet art qui échappe à la conservation académique. Et quand au final un drone filme et s'effondre sur scène c'est pour mieux tourner en dérision images et mémoire qui flanchent devant tant de vie et d'incarnation.


musique | John Cage
concept, chorégraphie et interprétation | Lenio Kaklea
piano | Orlando Bass

son et direction technique | Éric Yvelin
lumière | Βruno Pocheron
image vidéo | Guillaume Robert
costume | Pierre Paulin
confection | Laszlo Badet
stylisme | Lenio Kaklea
dramaturgie et recherche | Lou Forster
assistant de création | Dimitris Mytilinaios

A Pole Sud dans le cadre du festival MUSICAA le 19 Septembre

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