Nous sommes bien quartier Gare à Strasbourg, rentrés par la sortie ou l'entrée des artistes des Taps Laiterie pour la seconde soirée des mythiques "Actuelles" version et cuvée 2019
Par la porte de la grange le public va s'installer incognito pour être la témoin de la vie champêtre et bucolique de fermiers, éleveurs de vaches et de veaux, de la "fermière", amoureuse et férue de bêtes à cornes dociles qui ne saurait s'en passer. Elle est frêle et petite pour aborder ce métier ancestral, brut et douloureux, fait de labeurs et de sacrifices....A son pupitre la comédienne lit et incarne la force et la fragilité de cette femme qui rit et qui pleure sur son destin fatal. Passeuse de tradition mais aussi de malheurs liés à sa profession; son mari, Lui est "tombé" malade a chuté et s'en remet difficilement sur son lit d’hôpital, paillasse de zinc, immense table à dissection médicale et clinique, en milieu de scène, dressée pour ce festin "de civet" de laitages et autre denrées issues du monde agricole de proximité, en circuit court!
Lui agonise, anone, émet des sons et éructe une syntaxe curieuse, sans "sujet" ou sans verbe, comme diffractée, interrompue, balbutiée, bégayée...En fond dans un coin, le fils, de dos parle dans un micro amplificateur, caverneux comme lointain et indifférent au destin prédit et prédestiné de ses parents.Pauvres, désespérés, sans avenir, la soupe de lait dans l'écuelle comme des animaux plus ou moins bien traités, mal considérés. Solitude et rêves à l'appui pour émerger de ces câbles déroulant leurs tentacules au dessus du lit d’hôpital, symbolisé par cette grande table familiale où pourtant personne ne se réunit!
C'est puissant et troublant cette lecture si bien incarnée, bordée par une musique quasi omniprésente, issue d'un luth ancestral comme letton qui égrène ses mélodies d'antan, comme au bon vieux temps du partage agraire de la vie autour du feu familial.
Absurde, décalée, cette mise en espace d'un texte compacté aux dires de l'auteure qui s'est frottée au désir d'adaptation et de scénographie d'autres artistes.
Lait, urine, foin, vie quotidienne pesante, vache, boue et bouse comme terreau, comme verbes et syntaxe de ferme; grange et praticable fermiers sur lequel le public est perché, le temps du séjour agricole: on est immergé, acteur aussi en empathie avec ce monde défait. Sur sa table, le père perd ses repères, nu il se laisse laver pour une mort prochaine, par son fils: très belle image d'agonie accompagnée comme autrefois!
Diminué, affaibli, il anone des propos débridés, hachés: la langue est "cou coupée" "à par le hêtre tout me laisse de bois" dit-il devant l'arbre qu'il entrevoit de sa fenêtre. "Ce plouc sorti du bois" d'après sa femme, en dit long sur l'histoire de leur relation de subordination...La femme sacrifiée encaisse dans une belle langue lyrique qui la sauve de ce cloaque bouseux et sordide.Lui se souvient de son appétit d'ogre durant les "festins" de sa femme objet et soumise.
Voie lactée sans issue
Récit douloureux d'une vie sans joie, "les glaçons plein la robe" au retour du puits de l'enfance, la pièce vit et frémit au sein du dispositif, sobre et évocateur à souhait d'un espace duel: le froid du clinique, le chaud de la ferme, grange aux belles.Les yeux des pommes de terre dans les yeux du fils qui se révolte, se nourrit de "la voie lactée" pour survivre à ses parents fatalistes. Capitulant devant leur sort.
De ces trois soliloques on garde une impression de vide La terre profonde en ligne de mire, la mythologie paysanne en poupe: comme une partition, une ponctuation pertinente, le texte s'incarne dans une élocution bizarre et intrigante. Le boyau archaïque du luth fait écho à cette micro société dans le foin de l'étable chaude où les câbles des micro sont autant de tuyaux et fils où la vie peut être coupée, arrêtée.
Musique de grange
Un thème ancien chant du quotidien sourd des doigts du musicien, Kalevi Uibo,complainte triste et ritournelle répétitive. Tour revient dans cet "éternel retour" de la vie, de la mort omniprésente, lourd fardeau des paysans éleveurs sans avenir que la souffrance de l'acceptation du destin irrévocable. La langue comme matériau sonore à malaxer selon l'auteur, ici présente comme tous les protagonistes de cette mise en espace signée des étudiants en scénographie de la HEAR;
Un exercice, travail pratique en temps et grandeur réelle pour "abîmer, jouer, déconstruire la langue" en une musique,de chambre, de grange ou d'étable orchestrée pour pénétrer un univers en huit clos: la langue urbaine aussi, en message courts et concis, brefs et efficace, secs et tronqués, face à la lenteur de la vie agricole éclairée , froide et clinique ou chaleureuse comme la paille et le feu d'un monde révolu. Le public comme les bottes de paille, au poulailler, grimpé ou dans les stalles des bovins;
A vous de choisir votre place et votre point de vue, en dégustant les produits de proximité cuisinés avec délicatesse par le chef d'un soir Olivier Meyer au popotes!
"Actuelles" aux TAPS Laiterie jusqu'au 9 Mars
Auteure Unn
Directeur de lecture Gaël Chaillat
Avec Sophie Thomann, Tristan Lettelier, Geoffrey Goudeau
Musicien Kalevi Uibo (luth roman, vielle et effets)
Scénographie (HEAR) Elie Vendrand, Léo Moreau, Lucie Mao, Gaëlle Hubert, Elise Jacques
Mise en œuvre des Actuelles Pascale Jaeggy, Yann Siptrott
Trublion Thomas Flagel
Marmiton Olivier Meyer, Kuirado
Réalisation des feuilles de salle (Master arts de la scène – Université de Strasbourg) Émilie Lajoux
La saison 2018-19 accueille la 21ème édition d’Actuelles. 96 textes auront été lus depuis la première édition de 2005.
Le principe est toujours le même : cinq pièces sont sélectionnées par les artistes associés (Pascale Jaeggy et Yann Siptrott cette saison) en collaboration avec le comité de lecture du TAPS.
Elles sont ensuite confiées à des directeur.trice.s de lecture qui constituent une équipe d’artistes pour en assurer la lecture et la partition musicale.
Chaque soir, un texte est ainsi présenté au public dans une forme simple privilégiant le rapport direct entre les artistes et le public. Des étudiant.e.s de la section scénographie de la Haute École des Arts du Rhin (HEAR), accompagnés par leurs enseignants et l’équipe technique du TAPS, prennent en charge la mise en espace de chaque lecture, tandis que le cuisinier Olivier Meyer (Kuirado) concocte des mises en bouches inspirées par les textes et dégustées lors de la soirée. Des étudiant.e.s en dramaturgie de la section Arts du spectacle de l’Université de Strasbourg composent les feuilles de salle et proposent des pistes de réflexion singulières pour chacun des textes.
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