lundi 13 janvier 2020

Joueurs, Mao II, Les Noms : l'art du plan séquence: quand théâtre et cinéma se relient.

Joueurs, Mao II, Les Noms 

Joueurs, Mao II et Les Noms sont trois romans de l'écrivain vivant américain mondialement reconnu Don DeLillo. Le metteur en scène Julien Gosselin s’est plongé dans cette littérature qui explore la violence, ses origines et ses différents langages. Il propose trois spectacles aux esthétiques différentes, qui peuvent se voir séparément ou dans la continuité, lors des « intégrales ». Chaque œuvre est un voyage dans l’histoire mondiale récente et interroge, par le prisme de parcours et d’histoires intimes de femmes et d’hommes, le lien entre terrorisme et finance, et la naissance mystérieuse de la parole et de l’écriture.En 2018, Julien Gosselin, lecteur passionné, a entrepris un remarquable et colossal travail de transposition scénique de l'univers romanesque de Don DeLillo. La première réalisation en a été la trilogie Joueurs/Mao II/Les Noms au Festival d'Avignon, avant L'Homme qui tombe avec l'ITA-Ensemble, la compagnie d'Ivo van Hove à Amsterdam.

En route pour un marathon de 9H 30 de représentation dans le tout nouveau cadre du Théâtre du Maillon, sobre écrin noir de nos "nuits blanches": en l'occurrence une après-midi, matinée, soirée inédite, passée à rester éveillés!

Marcel Proust le pratiquait en littérature: échapper au temps par la longueur de la phrase en multipliant les va-et-vient. C'est exactement pareil au cinéma: entamer un mouvement, celui de la caméra, sans ne jamais l'arrêter, l'interrompre par un point de montage. Cela s'appelle un PLAN SEQUENCE. 

C'est d'images cinématographiques dont il sera d'emblée question, images projetées sur grand écran, filmées en direct du début à la fin du spectacle fleuve: question de mouvements, de perspectives, de cadre, de prises de vues et surtout de "plans séquence": car l'écriture scénique de Julien Gosselin se focalise sur l'espace, les espaces de représentation du théâtre, rehaussées par l'intime compagnonnage du cinéma: du direct, filmé au coeur du jeu des acteurs, dans la durée de leur présence sur scène. Comme une suite de plans séquences, jamais interrompus. On suit les divagations, perturbations de tout un chacun, grace à la surdimension des actes revisités par la focalisation de l'image animée. Le jeu des acteurs n'en est que plus libre, instinctif, course poursuite à l'instant présent: des "sans-faute" possibles qui s'enchainent dans un rythme fulgurant. Rythme d'une chorégraphie inscrite dans gestes et déplacements, poursuivis par la caméra légère et omniprésente de Jeremie Bernert ou Pierre Martin: performances que l'on souligne ici comme celle de personnages, d'acteurs à part entière, traquant les comédiens, ne les lâchant pas d'un pas! Une esthétique de l'immersion totale comme au cinéma: sauf que simultanément ou en alternance de vrais "comédiens" en chair et en os distillent les mots et les textes, les dialogues avec véracité, sensualité extrême, renforcées par les gros plans qui magnifient le jeu. Pas facile d'être joueur de proximité, masqué par l'image sans contact direct avec le spectateur, le public. On ne se sent pas exclu pour autant, au contraire, au coeur des querelles, de l'amour, des faits et gestes de ces pantins valsant d'un pays à l'autre, d'une fonction, d'un métier ou profession à l'autre. Tous investis avec passion sur la longue durée de cette représentation fleuve, intranquille comme la vie On retient Victoria Quesnel, comédienne, performeuse, danseuse, chanteuse de toute sa peau !

Les textes vivent, incarnés, sublimés par ces corps plongés dans l'écriture scénographique. Car le "décor" contribue largement à la transformation , le déplacement des espaces. Hubert Colas propose ici une relecture de l'oeuvre de Don DeLillo, où le peuple qui s'agite, profite de sa jeunesse, tous quasiment quinquas et plein de verve.Ils traversent les miroirs, se plongent dans l'architecture mouvante et transparente d'appartements, de locaux qui masquent le jeu des acteurs: c'est la caméra nichée derrière ces pans d'obscurité qui nous révèle l'action qui se dissimule, se cache à nos yeux. C'est fort et puissant, intuitif et opérationnel à souhait. Hors champ aussi des voix off, digressions d'images en direct sur fond de musique envoutante....Quelle réussite, quelle performance au long court que cette trilogie dantesque, épopée picaresque d'un genre théâtral nouveau appartenant à ces nouvelles écritures théâtrales.On y prend un plaisir fou, en empathie directe avec corps et images, dans le trouble des dédoublements, avec la tentation de ne regarder que l'écran alors qu'à ses pieds vibrent les comédiens sur le plateau!

Et morceau de bravoure,"Le marteau et la faucille" qui s’immisce dans ce flux de théâtre-image vivant: du groupe, on passe à la solitude dédoublée d'un étrange être. 

"Puis il a repris l'adaptation d'une étrange nouvelle déjà abordée dans le cadre de la trilogie. Ce texte s'intitule Le Marteau et la Faucille et constitue l'un des écrits les plus récents de Don DeLillo, inspiré par la crise financière de 2007. Son action se situe dans une prison pour délinquants en col blanc. Elle narre un réel totalement affolé. Des enfants présentent un programme d'informations économiques où les mots sont vidés de leur sens. Un détenu purge une peine de 720 ans de réclusion pour avoir construit un montage financier qui a causé la chute de deux gouvernements et la faillite de trois multinationales.
C'est ce monde, où plus rien n'a de sens et où le grotesque fait loi, que Julien Gosselin a décidé de convoquer sur le plateau. Il met en scène Joseph Drouet, comédien aussi sobre que magistral. Ce dernier endosse le rôle du narrateur du Marteau et la Faucille, mais aussi toutes les autres voix de la nouvelle. Il nous entraîne dans un tourbillon qui fait écho à l'absurdité, à l'irrationnel et à l'angoisse profonde dont DeLillo revêt notre monde contemporain, que peuvent secouer des catastrophes opaques et indéchiffrables."

Le maitre et l'enclume
La scène est occupée sobrement par une chaise, un micro et un écran blanc en fond de plateau.
Il apparaît, cet homme en costume cravate, profil manager...Son visage sera rapidement dédoublé à l'écran, surdimentionné, tout en rouge flamboyant, rayonnant, étrange On n'aura de cesse  de scruter ce visage, très expressif, plein de petites manies, de tics recherchés, qui dérangent et façonnent au départ un personnage meurtri, préoccupé, quelque part insurgé, instable Assis, les manches retroussées, c'est un homme perturbé qui se donne à voir dans un simple appareil qui trahit pourtant tout ce qu'il traverse d'émotions, de doutes Et de plus des changements de timbres de voix, de rythme de diction et d'élocution viennent perturber le champ d'écoute et le regard. Il est multiple, devient fillette et d'autres êtres gravitant dans sa sphère intranquille. Une heure durant le comédien incarne, distille ces textes furieux, visuels, incantatoires et révèle la densité des propos, leur musicalité. Corps engagé, visage gigantesque tableau, portrait qui ne ment pas et dévoile toutes les nuances et subtilités du jeu !Joseph Drouet à lui seul performeur, conteur, aux prises avec des propos multiples issus de sources diverses, avec brio, jouant sur la corde des dissonances des tonalités vocales, des scansions, de la syntaxe complexe.Il se joue des obstacles, vire à 180 ° dans les rôles qui se succèdent, fait l'homme orchestre ou caméléon: magistrale performance sur le fil, funambule sans filet...Bordé par une musique aux variations électroniques ascendantes, il se bat, chevauche la tonalité extérieure qui se rit du volume sonore de sa voix, escalade les rythmes à contrepoint et combat ce fatras musical avec obstination et pugnacité ! Son atelier de forgeron, sa voix et son instrument corporel comme outil de prédilection, sur l'enclume de son établi! Du bel ouvrage pour ce marteau, avec son maitre !

Un spectacle enivrant qui vaut l'expérience totale de l'intégrale: le public fidèle et passionné ne s'y trompe pas qui reste jusqu'à 23H 30 pour vivre, partager et fusionner avec ces hommes et ces femmes investis par tant d'amour et de dévotion au spectacle vivant, contempoirain en diable, politique, virulent, énigmatique où les questions se posent à travers la corporéité, l'espace, les voix, la musique, le tout métissé à la perfection .



 D'après trois romans de Don DeLillo : Traduction de l’américain, Marianne Véron : Adaptation et mise en scène : Julien Gosselin. Avec Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Carine Goron, Pauline Haudepin, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde.

Julien Gosselin met exclusivement en scène des écritures contemporaines. Au TNS, il a présenté 2 666 de Roberto Bolaño en 2017 et 1993 d’Aurélien Bellanger en 2018 - spectacle d’entrée dans la vie professionnelle du Groupe 43 de l’École du TNS. Après Joueurs, Mao II, Les Noms de Don DeLillo, créé au Festival d’Avignon 2018, il a mis en scène à Amsterdam, en 2019, Vallende man (L’Homme qui tombe) du même auteur.

En coréalisation avec le Maillon, théâtre de Strasbourg - Scène Européenne, spectacles présentés séparément ou en intégralité.
Christine Masson, Laurent Delmas proposaient dans "On aura tout vu" sur france inter ce samedi 11 JANVIER 10H / 11H une émission consacrée au plan séquence !    https://www.franceinter.fr/emissions/on-aura-tout-vu/on-aura-tout-vu-11-janvier-2020



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