Une soirée fleuve, ça s'arrose !
Soirée "inaugurale" aux Halles de la Citadelle, sur une presqu'île...au sein du Port du Rhin...Cela augure des plus grandes audaces musicales en compagnie du capitaine ICTUS à la barre, figure de proue de la musique d'aujourd'hui: pas de hiatus, plein de rictus pour une expérience imergeante dans les flots de la création. Et de plus un panel de musiques très "corporelles" où l'instrument principal , le corps, que transporte tout un chacun devient sujet et objet d'expérimentations sonores inédites! Larguez les amarres, levez l'ancre, c'est parti pour quatre heures de performances. Le public immergé au creux d'un dispositif de quatre scènes en estrades, déambulant, assis ou debout au gré de ses envies et de son état de corps qui va muter au cours de cette longue soirée au long court.
C'est Alvin Lucier dans "Silver stree car for the orchestre" qui démarre le marathon, avec les sons discret d'un triangle solo, cristallin...Histoire de mettre dans l'ambiance et de rassembler les attentions du public encore disperser sur la grève ou dans cet entrepôt historique qui fait figure de friche comme au bon vieux temps de Musica et de ses tropismes singuliers...Les quatre directeurs successifs ce soir là, présents dans la continuité qui change !
Au tour d'Eva Reiter pour "Konter" pour flûte et bande magnétique avec ses éclaboussures de sons déstructurés, en rafale, ses essoufflements rauques, glauques... Et voilà débarquer au centre les sept musiciens des Percussions de Strasbourg avec des appeaux étranges dans "Locken" de Robin Hoffmann: brise et autres vents de bouche, émis par leur seul orifice facial, jeux de mains, debout, en cercle chamanique Comme quand on soufflait dans les herbes creuses, jeu d'enfant: ça chuinte, ça respire, expire en tempête de sons de courants d'air, de karcher, de jets qui claquent: des souffleurs éoliens de vent d'orage. Fascinant de sobriété et de simplicité...très sophistiquée. Corps sujet de la musique, médium multiple entre émission et respiration, entre esquisse de danse et station debout intrigante.
"Cold trip" de Bernhard Lang succède, glaciale re-visitation du "Roi Arthur" de Purcell (on se souvient de celle de Klauss Nomi, The cold song) : la chanteuse hache les sons, moléculaires, déstructurés, baroques à souhait dans leur monstruosité singulière. Voix et piano au diapason, en dialogue, gymnastique vocale de trapéziste de haut vol, interruption des élans vocaux en apnée, vocalises éruptives...Un "winterreise" (Schubert) contemporain, à l'ambiance parfois feutrée, reprises et citations musicales à l'appui, en séquences interrompues, frustrantes comme un disque rayé qui patine, recule, avance et se tait!
Alexander Schubert et son "Sensale Focus" est un véritable chamboule- tout, théâtre de marionnettes, hommes troncs où les lumières sont personnages à part entière, épousant la musique en clin d'oeil successifs: saxo, guitare percussions et violoncelle pour ce théâtre de foire, jeu de massacre ou les douches de lumières s'amusent à rythmer l'ensemble des interventions musicales successives: jeu très convaincant pour une écriture musicale visuelle, théâtrale burlesque! Des personnages se dessinent, des salves et rafales, en train d'enfer, accélérateur de particules diaboliques pour douches cacophoniques!
Et "Vaduz" (1974/ 2014) enchaîne de Stéphane Heidsieck: on connait sa cartographie "des polonais" éditée pour la galerie Natalie Seroussi, jamais lue à Vaduz Liechentenstein et voilà ce texte, poésie sonore déjantée,dite en solo, paroles en accumulations de noms d'ethnies , de peuples du monde, inventaire quasi exhaustif, énumération en cavalcades submergeantes évoquant nationalités et "bien d'autres" rehaussée de bruits déferlants en fond de cale. Impressionnant! Le conteur-diseur engagé à son corps défendant dans cette virulente diatribe!
"Two folksongs distorsions" de Christopher Traponi reprend le "sometime" légendaire, jazz aux accents revisités par guitare, violon et voix, dénaturé à bon escient: le folklore américain malmené a du chic et bon genre contemporain! De jolies mutations, transformations du répertoire, inspirées, iconoclastes à souhait pour des reprises étonnantes.Qui parlent à nos mémoires et les décalent, les dérangent!
Musica, c'est pas Ikea !
Morceau de bravoure et sommet avec Terry Riley et son "a rainbow in curved air", pour guitare, clarinette, clavier et xylophone: des sons redondants, métalliques, pour une ambiance colorée, variée, chatoyante aux accents de Steve Reich. Répétitive , hypnotique danse chaloupée qui va et vient, envoûtante avec frappements de mains de surcroît: un solo de clarinette émouvant émerge de ce bouillon effervescent de sonorités, de remous qui s’amplifient, de sons qui s'enroulent, ponctués de martèlement incongrus sur des plaques de verre suspendues.
On retrouve Francisco Filidei en compagnie des Percussions de Strasbourg pour une musique singulière "Funerali dell anarchico Serantini". Conférence jouée-on songe à "la table verte" de Kurt Joos- sur un établi d'artisans du son, hommes -troncs qui bougent en alternance, éclairés comme des figurines de foire: têtes et buste investis de mouvements en osmose avec les sons qu'ils produisent avec leurs mains, bras ou mimiques! C'est un jeu drôle et murmures ou émissions de voix renforcent ce chapitre burlesque et performant. Bien sur, on songe à "Musiques de table" de Thierry de Mey, mais à la différence que la rigidité et la présence de partition sont absentes et parfois plus efficaces dans la vision spectaculaire de ce morceau de choix!Chorégraphie de bustes, langage sonore de signes, regards directionnels, reniflements: c'est très organique, corporel: ces pantins assis, manipulés
s'effondrent aussi, les ficelles du jeu, coupées par la musique démiurge qui les anime; Kleist et son "traité de la marionnette" s'impose ici en lecture de personnages dociles, entre danseurs et mannequins, qui choisir pour rester maitre du jeu? On retrouvera Filidei au cour de la soirée avec "And here the do not" pour voix et violoncelle avec le même soucis, la même préoccupation de faire bouger et percuter corporellement, les interprètes et instruments.
Un petit tour en compagnie de Sarah Nemtsov et Anne Sexton ave "Seven thoughts" pour voix et clavier amplifiés: ambiance mortifère, déchiquetée, déchirée de sons vrombissants: guerre de salves et sons brouillés de détonations...Intermède salvateur avec une belle surprise: du baroque avec Darker than black (Medley) pour voix, guitare et violoncelle, acoustiques, pour calmer la soirée, ponctuée ainsi d'une pause où l'écoute est à peine perturbée!Un instant de grâce où l'on songe que la musique d'aujourd'hui ne vient pas de nulle part!
La bombe c'est "The Hynckel speech" de Charlie Chaplin, reprise du "dictateur", discours psalmodié, solo avec corps du conteur-dictateur, entre langue allemande et borborygmes: il hurle, éructe, gerbe sur fond de musique de défilé militaire: sans les images, c'est le corps et la voix qui prônent . Debout sur l'estrade, c'est la foule en liesse qui l'acclame...
La soirée file, s'agitte, s'anime et l'on retrouve "Mono" de Simon Seen Andersen: micro et clavier amplifié, duo bizarre, d'effets d'acoustique délirante.Etrange dialogue dissonant, indiscipliné, inaudible en diable, percussions et vents de bouche à l'appui.Résonances caverneuses pour ambiance de fin de soirée: un programme très bien rythmé qui amène à découvrir Eliane Radigue et son" $=a=b=a+b": deux DJ cinglés, amplifient, chatouillent les sons hyper aigus de leurs deux platines, grattouillent le vinyl en autant de crissements de cigales: tout dérape, oscille, s'enraye et déraille!
Un peu de Kurt Schwitters au menu, revisité par les cadences singulières d'Aperghis, "Sonate in Urlauten": petit chef-d'oeuvre du genre poésie musicale incendiaire et sauvage, adoucie par l'intervention rythmique d'Aperghis. Moins vociféranbte et organique, plus "propre" et convenue, comme ses accumulations pyramidales; très haché et dansant en segments hachés, chantés presque le tout par coeur, par corps par un interprète habité et mu par la grâce du rythme ascensionnel et la folie du texte!
Un petit "Mozart, "queen of the night" de Simon Steen Andersen, ambiance de fin de party, un chanteur désopilant sur l'estrade, voix masculine déformée, grotesque parodie burlesque et très remuante: blasphème salvateur, iconoclaste oeuvre qui donne des ailes pour danser!
Au final "Tube music" de Eva Reiter et la boucle est bouclée: ça souffle à travers des bâtons, des tubes investis du souffle de quatre musiciens sur les deux estrades: sonorités aquatiques, orientales ou oniriques, ça percute aussi, musique de bouche, de colonne d'air qui crépite!
Anatomie de musique qui fait corps avec les instruments des interprètes: leur propre corps prolongés par des inventions étranges et bienvenues dans cette sphère musicale si riche et inventive
Une soirée mémorable qui implique spectateurs et acteurs-musiciens toujours sur la sellette, en alerte, déambulant ou in-tranquillement assis sur des tabourets de carton!
On recycle pas que de la musique, ici: on pense écologie et réappropriation des richesses du patrimoine sonore!
Bravo à Musica et son nouveau directeur, pilote et marin d'une soirée portuaire aux confins d'une presqu'île vouée à tisser des passerelles entre deux rives!
A Musica encore ce 21 Septembre à 20H
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