nicolas bardey |
"En 1839, R.Schumann ouvrait de façon spectaculaire la notion de vocalité dans son oeuvre pour piano Humoreske Op.20 en faisant apparaître une «voix intérieure» destinée à être vue sans être jouée par l’instrumentiste.
Ma nouvelle pièce s’attachera à poser la question de la vocalité dans un contexte purement instrumental, tout en posant la question de la visibilité et de l’invisibilité, c’est-à-dire de ce qui se dit intérieurement tant à l’échelle individuelle que collective, tant au niveau musical qu’à l’échelle d’un auditoire, d’un quartier, d’une ville. Une métaphore, en somme, de ce qui fait sens commun entre différentes «voix intérieures»." (Nicolas Bardey)
Salle comble ce dimanche matin, au Faubourg 12, lieu incontournable des brunchs musicaux de Strasbourg: un accueil chaleureux des hôtes de cette galerie-hangar, verrière d 'où filtre un grand soleil estival ! Place à une introduction éclairée de Philippe Korpersur l'esprit du concert: la filiation, la cohérence qui se tisse entre les pièces, un salut à Klaus Hubert et le tour est joué.Comme un "grand lied" la muse Echo va résonner, in visible, mais encore charnelle, avant sa disparition, sa perte, son absence: la voix sera notre fil conducteur, sans chanteur, rien qu'avec l'acoustique des instruments!
En création mondiale donc, le "Sol, Ablos" de Nicolas Barbey
Le piano, suave, grave entame une marche lente, solennelle, posée, pointée d'aigus, semés de surprises sonores.Puis il se borde de la flûte, mince filet vocal intrusif; s'y adjoint la clarinette, en-tuilée dans des entrelacs savants de couches de timbres. Des dissonances radieuses, des vibrations, des fréquences subtiles, ponctuées par le piano savant de Maxime Springer, entament comme un chant choral des vents.Une mélodie en impression se dégage, arrachée, déchirée, plaintive. Comme l'émission d'un chant dans un palais sans voile, imaginaire, où les "cordes vocales" résonneraient, invisibles. Mais peu à peu dévoilées par les sources et résurgences sonores. Comme la peinture de Kupka, les "compositions " de Kandinsky ou les chants de Paul Klee...Les sonorités tournent, glissent, vibrent, frétillent: un soutien, un maintien d'un diaphragme fantasmé comme technique de souffle ! Cristal d'une grotte , guide qui nous conduit au tréfonds des bouches, des lèvres, du souffle des instrumentistes, tous dans une concentration d'écoute mutuelle, sur le fil du rasoir. Par lente accumulation successive, la pièce avance puis éclate, tonnerre collectif rehaussé par l'intrusion du piano, notes aiguës en poupe pour mieux jaillir du magma, en fusion, en ébullition. Des grondements menaçants bordent le tout et soutiennent la tension dramatique, les phases très "minérales" du morceau.Un volcan en éruption, de la lave en coulée de notes : la musique fond, se répand, s'étire, engourdie. Un mouvements plus calme, serein succède à ce tableau musical tourmenté et fait place à des touches de couleurs, de "peinture", de masses sonores qui font poids et impactent la toile comme le travail du peintre.
photo robert becker |
Suit le duo "Verses" de Sir Harrison Birtwistle pour piano et clarinette. Debout, dans son "assiette" il chante avec son instrument à vent, médium de la partition: il prend ses appuis au sol, danse, les genoux en ressort, l'instrument dressé; il se balance et donne la musique à voir: et les sons de tanguer, de circuler en rondeur, chair et chaleur La musique se regarde fabriquer et Adam Starkie en est une juste révélation.Le piano l'accompagne et de longs souffles en sirène, des chants d'oiseaux naissent simultanément .Douceur et tranquillité, sérénité à l'appui. Dressé sur les pointes, le clarinettiste fait résonner l'espace, interpelle le piano, l'un et l'autre en alternance.
franck c yeznikian |
Après une édifiante présentation de Franck C. Yeznikian à propos de ce qui relie, ce qui raccorde les pièces choisies les unes aux autres, voici l'"appel" d'être qui tisse ces liens, ces mets tissés métissés où l'intelligence et la réflexion relient les choses. Poésie à réinjecter dans les œuvres, avec de la "beauté" revendiquée, assumée: un appel à l'attention qui se stigmatise dans son oeuvre "Plainte".
photo robert becker |
C'est la voix de Klaus Huber qui récite les poèmes de Ossip Mandelstam, enregistrée comme une empreinte pour devoir de mémoire.Récitation vocale, mixage d'une autre voix en russe, comme une plainte lointaine .C'est beau et émouvant . Le "S" signe des temps, chant et cri du cygne, en forme de col de saxophone y est présent et évoqué : les récits se superposent, se couchent l'un sur l'autre, se calquent, se déplacent: la flûte de Keiko Murakami siffle, claque, elle se fait bercer par le son qu'elle produit et qui fait vibrer son corps, son cou, sa gorge et son instrument, prolongation de cette musicalité corporelle très forte, très visuelle. Proches des artistes, le spectateur vit et regarde se faire la musique à travers le vecteur des corps.Vibratos, enluminures douces, imperceptibles pas au sol, vent qui court, frémit, frisonne, mugit.Frôle l'espace et le son, les timbres et le rythme.Se fraie un passage étroit: en noir dans le soleil du matin, la flûtiste est une apparition sacrée dans ces hululements magnétiques, sa fibre , ces glissades et pincements; Le son serpente, danse serpentine, volatile, volubile, é qui s'élève dans l'éther. De nombreuses variations, modulées, un solo fantôme, vécu et désincarné à la fois comme des ondes ou des ronds dans l'eau qui se propagent et meurent doucement.
photo robert becker |
Et pour clore, une pièce qui s’enchaîne naturellement, "Veil of Orphéus", création de Franck C. Yeznikian
Les quatre musiciens, reliés par le "mi" de la mort, à la pièce précédente, se concentrent près du piano pour une introduction très tonique et virulente.Tumulte, foisonnement dense des sonorités, texture colorée pour ce prologue éruptif : une ambiance dramatique se profile, ponctuée par les piqués du piano, les envolées de la clarinette basse. Comme des raccords, des injonctions à se réunir, se rassembler sous l'étendard de la beauté. Levées, révoltes, soulèvements et harangues résonnent et appellent, comme une incitation, à se lever, s'insurger, faire face. Réagir et se mettre en mouvement. Rhyzome de la création locale qui essaime en circuit court, cette oeuvre riche et puissante est telle un flux et reflux, des vagues, une marée où la navigation d'un paquebot sur les flots, fait se taire les bruits et chanter les instruments. Ca remue en remous, le piano ancre les sons, les fait rebondir; Comme dans un ralenti où un pied se pose et transmet son empreinte au sol, en creusant un impact pour y laisser des empreintes.
Une oeuvre singulière portée par des musiciens dont la grande sensibilité épouse les voeux et intentions du compositeur.
Cette matinée là la musique s'est une fois de plus créée et révélée dans le temps, contemporain de tous dans des instants partagés de communion collective profonde;
L' "Imaginaire" aux manettes d'un vrai concept de programmation !
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