Le Teatro di Napoli − Teatro Nazionale a invité Jean Bellorini à créer un spectacle et celui-ci a choisi Le Tartuffe de
Molière en italien. Cette comédie « noire et sale », mêlant « force de
vie, brutalité et joie » selon le metteur en scène, montre un faux
dévot, imposteur et manipulateur, tentant de flouer un homme, dérober sa
fortune et séduire son épouse. À travers cette pièce qui critique
l’hypocrisie et la mystification religieuse, c’est aussi et surtout une
façon d’« affirmer la nécessité d’une rébellion clairvoyante » qu’il
vise. Car ce qui compte, au fond, c’est d’exposer, au terme d’une
tempête humaine où il y a lutte intérieure, la capacité politique et
morale à sortir de la confusion et à retrouver la clarté, la lucidité et
sa conscience.
Un Christ suspendu, en croix au mur en chair et en os comme dans une crèche vivante, un appartement banal et surtout sa cuisine: le décor est planté pour cette fausse comédie qui va nous conduire dans un rythme endiablé, au sein d'une intrigue pas toujours fameuse. La langue d'emblée emporte dans la fougue et la tornade du début de la pièce: chacun y va de sa diatribe et l'on a peine à identifier qui s'exprime tant la lecture des surtitres agace le regard et le concentre sur les lignes qui défilent plutôt que sur le jeu des acteurs truculents. Alors que sur le plateau les personnages se dessinent et se profilent à l'envi. La vivacité de la langue italienne fait le reste: à très grande vitesse tout s'enchaine et l'italien magnifie la précipitation de l'enchainement des rebonds, des intrigues. Tambour battant on est engagé et submergé par cette marée joyeuse musicale au tempo si rapide et véloce. Ce qui rend cette fièvre contagieuse et une empathie féroce avec chacun.
Les acteurs sont tous italiens de toutes régions hormis Valère, un bon "français" qui se mêle à cette troupe éphémère avec habileté, humour et distanciation. Ici pas de farce de tréteaux joyeuse mais une évidente ode à la vie et à son tourbillon. Vélocité du jeu, accélération contrôlée, la conduite est bonne et la circulation des corps efficace et sans limitation de vitesse autorisée. Pas de feu rouge ni sens interdit pour cette version pêchue, drôle et subtile.Simplicité sobriété sobre-ébriété pour cette adaptation italienne pleine de charme et de répondant. Quelques bribes de musique et chanson populaire pour magnifier ce ravissement et le tour est joué. Quelques pas de danse bien marqués, arrivant au sein de l'intrigue comme une pause, une respiration ludique et très divertissante. Comédie"ballet" qui s'ignore, ce Tartuffe est vivant et le personnage central revêt toute sa noirceur.
Les rimes ne sont plus alexandrins mais peu importe, la traduction a le mérite de souligner le dynamisme du verbe et de la syntaxe. Qui mène la danse sinon chacun et tous pour ce corps de ballet charmeur et désopilant. Le Christ veille suspendu aux cintres comme une Sylphide, "servante" illuminée comme au théâtre et qui a tant veillé sur le plateau pendant la crise du covid: vide des scènes et théâtres qui a tant bouleversé le monde de l'art scénique... Foi et mafia de la vie à Naples notre Jésus veille au grain et descend de sa croix pour incarner la vie. Deus ex machina bien pensé pour cette mise en scène truculente et bien relevée. Du gout et des saveurs plein les yeux et les oreilles pour ce classique made in Italie. Tous les personnages s’accommodant ou non de leur sort, de Marianne à Valère, de Tartuffe à Orgon. On les connaissait mal, on les découvre au delà du dévot dans un jeu malin, habile et décoiffant. On y croit sans problème à ce tableau de famille aux enjeux sociaux si mesquins et absurdes. On y pétrit la pâte, se lance de la farine sans se laisser enfariner dans un vaudeville périlleux.
Molière défend les droits de chacun à l'émancipation et l'identité, au choix de la vie sans la contrainte: rébellion de mise ici et scènes truculentes au poing. Sous la table un joli jeu d'amour dans de beaux draps, des danses comme entremets fugaces délicieux. Petite cuisine aux ingrédients et ustensiles domestiques proches du quotidien. Ou "piano"de grand chef et maitre queux...L a table multifonction fait office de tremplin et socle de l'action. Chef de cuisine Jean Bellorini nous régale à la nage ou au bouillon, maitre de rang pour cette communauté empêtrée dans des situations sociétales bien compliquées. Fantômes que le théâtre fait revivre, les comédiens excellent par leur présence deux heures durant sur le plateau.Un délice à déguster sans modération.Tout semble permis de s'y éconduire sans procès verbal à la clef de sol! Si ce m'est cet accent italien et ce rythme linguistique qui emporte et transporte au plus haut des cieux. Si bien qu'au final c'est la robe de mariée-chrysalide qui tombe des cintres et se voit enfilée direct par Marianne! Miracle!
Défenseur d’un théâtre populaire, littéraire et poétique, et
généreusement animé d’un esprit de troupe, Jean Bellorini, après avoir
été à la tête du Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis (2014-2020),
dirige aujourd’hui le Théâtre National Populaire à Villeurbanne. Jean
Bellorini et le Teatro di Napoli ont recruté ensemble une troupe
composée à la fois de fidèles du théâtre et des acteur·rices venu·es de
toute l’Italie.
Au TNS jusqu'au 16 Décembre