« J’ai dû sacrifier ma propre danse » ou Pina, danseuse.
LA DANSE
Faut-il entendre que Pina Bausch s’était résolue à un moment de son parcours, à ne pas ou ne plus danser ses propres pièces, en tant que danseuse ? Et pourtant à l’entendre dire « j’adore danser; lorsque j’ai décidé d’aller à Wuppertal pour reprendre la compagnie, c’était dans le but d’y danser moi-même. Je ne me voyais pas nécessairement en tant que chorégraphe, c’était seulement que je voulais danser et puisqu’il n’y avait pas suffisamment de quoi faire à l’époque j’ai essayé de faire quelque chose moi-même. Tous ceux qui venaient à Wuppertal y allaient juste pour travailler. Ils voulaient tous danser et prendre des risques; ils voulaient qu’on s’occupe d’eux, vous savez. Alors, c’est ce que j’ai fait. Et puisqu’il y avait toujours tant de choses à faire, je n’avais jamais le temps de danser, moi. Malgré tout, je continuais à espérer que ma chance se présenterait. Comme vous voyez, je suis très patiente car j’attends toujours » disait-elle en 2002. Mais serait-ce dans les grandes solitudes de « Café Muller » qu’il faut voir danser Pina ? Il faut avoir vu la longue silhouette de Philippine Bausch, les yeux clos, dans une longue robe blanche fluide, se frayant un chemin au milieu de chaises renversées et se heurtant aux parois d’une salle de bistro sans joie, pour ressentir le poids de la fatalité d’une danse hypnotique, telle les évolutions d’une somnambule errant dans un monde de rêves.
CAFE MULLER : espace de mémoire
« Café Müller » est l’une des plus courtes pièces de Pina Bausch. A peine quarante cinq minutes, qui pourtant restent les plus intenses de la chorégraphe Cette brièveté, inhabituelle chez cette artiste que l’on repère plutôt pour l’ampleur de ses pièces, n’est pas uniquement le résultat des conditions de création : elle est aussi la révélation de quelque chose de tellement intime, qu’il n’était pas possible d’aller au-delà. C’est en mai 1978, sous le titre générique de « Café Müller », qu’elle partage une soirée avec Gerhard Bohner, Gigi Caciuleanu et Hans Pop. Chacun a proposé une pièce en respectant cadre et consignes : une salle de café, l’obscurité, quatre personnes, une femme rousse qui entre…. La proposition de Pina va s’avérer si forte que, dès lors, le titre générique est devenu celui de sa partie et qu’elle est donnée en général en complément du « Sacre du printemps ». Cette salle de café était-elle une réminiscence de l’auberge paternelle où a grandi Pina, réfugiant son enfance sous les tables d’où elle observait les clients ? L’espace scénique est clairement déterminé: le paysage est un bistro, on y passe, on y vit, on s’y aime et l’on s’y déchire. C’est l’espace de la mémoire de Pina Bausch : elle y a vu avec les yeux de l’enfance ces espaces merveilleux de passages, de récits, de micro-événements. Espace de nostalgie et de recréation. C’est le lieu de la dramatisation du quotidien, qui évoque des souvenirs à tout le monde car il s’agit d’un lieu public. L’espace commun devient cependant espace privé, la frontière y est imperceptible. Dans ce tourbillon de chaises renversées, les être se fuient, se cherchent s’étreignent à l’infini jusqu’à l’épuisement de la consommation, se laissent choir comme des êtres à la dérive d’eux-mêmes. Consentement, abandon d’une quête personnelle impossible à atteindre? Pina, la femme, la danseuse est là, n’est pas là. Silhouette gracile et fantomatique qui ne se mêle pas à l’agitation ambiante, recluse dans n parcours aveugle, longeant les murs, bras tendus vers une inatteignable venue. Pure présence où se loge le silence de l’absence. La musique de Purcell s’infiltre dans ces béances, comble le vide, fait taire l’essence d’un cri. Pina semble incarner le mutisme, propre au plus intime de la danse, de ce qui ne peut se dire. Elle traduit la puissance d’être, fragile, vulnérable, de ce qui se bute au langage. Les mouvements « parlent » assez d’eux-mêmes…Faire émerger ce que sait le corps. Pina cherche, au plus profond de ses interprètes, les failles et les douleurs de l’âme, elle fouille les comportements, observe pour faire apparaitre ce qui est communément dissimulé. Ces matériaux sont autant de réserves humaines, souvent biographiques Elle s’attache au danseur, à son corps, à son état naturel, puis à ce qu’il peut extérioriser de sentiments, d’états refoulés, de souvenirs : de là, nait le mouvement.
ESPACE HANTE
Depuis 1974, Pina n’était pas retournée sur scène, mais pour cette évocation de l’univers de son enfance, ce sera elle qui, sur la musique de deux aria de Purcell, va osciller, tanguer, naviguer entre des chaises renversées. L’espace ainsi scénographié, encombré, ne peut permettre aux danseurs, deux femmes, trois hommes de se mouvoir, d’avancer librement. Ils errent, se rencontrent, se heurtent, les yeux fermés, comme rêvant, et lorsque un peu de place, d’espace se libère, le seul à être en possession de sa vigilance, se précipite pour dégager cet espace, l’habiter et le défendre et veille ainsi sur les autres. Seule la femme rousse qui se présente à la porte reste vive, consciente, voit les chaises et les obstacles et se débat avec. Mais elle ne parviendra pas à rentrer en contact avec les rêveurs, autistes qui hantent ce café Müller comme après le passage d’un cataclysme. La pièce possède une puissante désespérance et une force plastique incroyable. Tout le Tanztheater de Pina est dans la porosité du visible et du caché, de l’exhibé et du refoulé, du chaste et du grotesque comme une danse de nos images mentales. «C’est beau quand on voit vivre quelqu’un ». Pina, comme une prêtresse antique, s’y promène, aveugle et se colle aux murs. Des images se lèvent, des images de danse, des images de femmes avançant à tâtons, des états d’âme et de corps.
SE TOUCHER, TOUCHER
Se toucher, se sentir. Le toucher des corps entre eux, les ondes de choc ou de tendresse, se mêlent à la mouvance des objets, seuls éléments de décor qui rentrent en contact avec les êtres en partance vers l’infini. Pour construire un espace, « tenant au corps », recherche d’un ressenti intense, existentiel, fondamental. La recherche de ce « point » défini par Pina comme le « lieu » où l’on touche et par où l’on est touché, se fait corps. Ce mot de l’âme forge son rapport à la spatialité du corps. Les images insistent dans l’entre-deux du rêve et de la conscience. Pina enchante, magnétise quand ses gestes, ouverts, déploient son abandon, sa quasi immatérialité, quand elle traverse l’espace, glissant à pas hachés et feutrés sur le sol du café. Cette seule image a suffi à Federico Fellini pour engager la chorégraphe danseuse pour une scène extraordinaire de son « E la Nave Va » dans une séquence légendaire de la femme aveugle:« J’ai dansé en aveugle et regardé vers l’intérieur pour décrire un environnement ». Fellini l’avait dessinée avant de la choisir et quand après le tournage, il lui offre quelques croquis, Pina avoue : « Ce qu’il m’a offert, c’était moi comme une caricature et j’ai aussitôt compris qu’il m’avait dessinée avant de me voir. J’étais la personne qu’il avait dessinée. C’est pour cela qu’il voulait que je sois dans le film, parce qu’il m’avait déjà peinte sans me connaitre. J’ai compris pourquoi il fallait que ce soit moi ».
EPILOGUE
« Café Müller », est l’une des dernières contributions dansées de la chorégraphe.
Depuis elle s’est consacrée aux autres, à leurs désirs, à l’expression de leur besoin d’amour et de reconnaissance .Ne pas danser et en garder le désir. « Si l’envie de danser prenait fin, tout prendra fin aussi, je crois ».
PROLONGATIONS
Ce n’est sûrement pas par hasard si le film « Parle avec elle »d’Almodovar commence par la scène d’apparition de Pina Bausch et Malou Auraido. Elles sont comme deux somnambules et ne peuvent être plus semblables aux deux femmes dans le coma qui apparaissent ensuite dans le film. De leur passivité apparente, elles provoquent chez les hommes la même tension, passion, jalousie, le désir et la désillusion que si elles étaient complètement vivantes. On a rarement atteint une telle puissance dans l’expression de la solitude.
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Danseuse magnet photo:J.L.Hess |
Geneviève CHARRAS