Quatre femmes et cinq hommes immobiles regardent intensément le public, du seuil d’un décor de métal occupant tout le fond de la scène – trois rangées de grandes lames métalliques et miroitantes disposées en quinconce au fond du plateau nu. Quelques secondes plus tard, ils ont disparu. Ils ne réapparaîtront véritablement que pour les saluts. Entre ces deux moments, il y aura eu de la fureur et du bruit, peut-être de la danse, de la pensée assurément.
Soyons honnêtes, Umwelt est un spectacle presque insoutenable. Le programme parle pudiquement de « vives réactions de la part du public » : trois ans après sa création, des vagues de spectateurs quittent encore la salle dès le premier quart d’heure, les huées se mêlent encore aux vivats à la fin de la pièce. Elle ne contient pourtant aucun des ingrédients qui signent habituellement une mise en scène scandaleuse – étalage de nudité, projection de matières organiques, gestes outranciers. Maguy Marin et sa troupe ignorent ces accessoires pour s’emparer, avec une froideur désespérée de médecin légiste, de l’assemblage fragile qui constitue notre humanité.
D’emblée, en effet, le spectateur est assailli dans son intimité la plus vive par une bande-son composée d’accords électriques, si violents qu’ils semblent plutôt avoir été arrachés aux archives audiovisuelles de ce siècle, bombardements, tirs d’armes automatiques, collisions d’engins ferroviaires, crashes aériens, embouteillages des mégalopoles. Aux commandes, une bobine de fil reliée à trois guitares électriques se déroule lentement en avant-scène. L’intensité du volume rend tout retranchement impraticable. L’on est saisi de l’intérieur et la seule échappatoire possible, reste de se concentrer sur ce qui se joue sur la scène.
Là, comme indifférents à l’insupportable fracas et au vent de scène qui secoue les pans de décor, les danseurs apparaissent et disparaissent entre les lames de métal. Par deux ou trois, faisant face au public un instant, un instant se réfléchissant dans un miroir, l’instant d’après disparaissant, ils passent d’un pas régulier et synchronisé. Leur passage est ainsi l’occasion de saynètes qui paraissent d’abord absurdes, puis acquièrent sens et densité par leur répétition. Un homme et une femme mordent dans une pomme, deux hommes se coiffent d’une couronne de métal, trois femmes serrent un enfant sur leur cœur… À intervalles réguliers, le mouvement s’interrompt, la lumière frontale cède la place à une lumière zénithale et l’un des danseurs s’arrête à l’orée du décor pour contempler le public.
Au fur et à mesure, pourtant, cette mécanique précise se détraque : le rythme est parfois rompu par la course effrénée de l’un ou l’autre des danseurs ; des paroles sont criées et immédiatement englouties par le vacarme ; l’univers jusque-là ordonné s’abîme dans la confusion des sexes, dans le mélange entre humanité et animalité. Le plateau se couvre bientôt peu à peu de détritus ; sur le cœur des femmes les enfants sont alors remplacés par des animaux ; le roi, lui, porte un revolver ou un bleu de travail. Et toujours la tempête qui fait voler vêtements et chevelures, toujours le hurlement métallique qui perce le tympan et emporte le cœur.
Cette pièce qui veut parler de la disparition du lien social et des « grands enjeux sociaux d’aujourd’hui », nous donne de fait à voir le mouvement même de l’histoire, ou plutôt ses bégayantes illusions. Corps et actes sont pris dans un système qui les annihile et qui n’épargne aucun acte.
On pourra à loisir accuser ce travail de prendre le spectateur en otage – pourquoi en effet lui infliger, outre l’image d’un mécanisme qu’il est censé ne connaître que trop, un vacarme qui menace de le laisser sourd ? Comment, devant tant d’évidente agressivité, ne pas se lever et quitter la salle ?
Il me semble, quant à moi, que faire l’épreuve de cette violence permet de restituer aux images une réalité trop souvent occultée par le discours lénifiant des médias. La dureté du spectacle est loin d’être aliénante. Au contraire, elle nous permet de nous mesurer avec ce qui devrait nous être réellement insoutenable – un ordre du monde injuste auquel nous nous soumettons pourtant au quotidien. Maguy Marin et sa troupe nous rappellent que oui, nos contemporains se font exploiter ou tuer sans que le goût de notre tartine matinale nous en paraisse plus amer. Notre surdité et aveuglement volontaire, notre aberrante passivité, voilà ce qui en réalité est déployé devant nous – et je conçois que la leçon soit difficile à recevoir.
On pourra à nouveau protester en accusant le spectacle de ne donner aucune solution. Or le travail de Maguy Marin échappe au cliché de l’artiste moralisateur. L’art n’a en effet aucun privilège dans le tableau qui nous est présenté : si l’on voit passer les robes de soirée de Pina Bausch ou le lièvre de Joseph Beuys, c’est au même titre que le reste, anecdotes impuissantes à changer le cours de l’histoire. C’est pourtant à une conclusion revigorante que nous sommes conduits : le regard que posent sur nous les danseurs est à la fois plein de détresse et d’espoir. À nous de décider d’être autre chose que des otages. ¶
Umwelt (2004), de Maguy Marin (reprise)
Cie Maguy-Marin • Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape
Conception : Maguy Marin
Musique originale : Denis Mariotte
Lumières : Alexandre Beneteaud, Denis Mariotte
Costumes : Cathy Ray, assistée de Chantal Cloupet, Aurora Van Dorsselaer
Photo : © Christian Ganet
Régie plateau : Michel Rous