vendredi 30 juin 2023

"El como quieres" : le retour des cigognes au berceau de leur création. Brigitte Seth et Roser Montllo Guberna, nous clouent le bec !

 

 

El como quieres
 
"Le mouvement, le texte en trois langues, la danse, le chant, les rythmes... Un grand petit spectacle, ou l'infiniment petit du détail révèle l'infiniment grand des sentiments"
 

 
Séisme annoncé au Leurre : collusions de nez, de roc (granvillais) et de péninsule (ibérique), avec pour épicentres, les talons de Roser Montllò Guberna et Brigitte Seth.

"El como quieres" vient puiser son magma jubilatoire dans la tradition des danses espagnoles appelées zapateados. S’y entrechoquent castagnettes, frappes de pieds et jeux de mots.

Et à travers les anfractuosités de cette tectonique de langues, la merveilleuse coulée du théâtre, du rythme et de la danse en fusion.

"Nous avons choisi le mode d’une conversation aux accents multiples, adoptant des formes diverses et utilisées sans les dissocier : le mouvement, le texte dans nos trois langues (catalan, castillan, français), la danse, le chant, les rythmes issus entre autres des zapateados et claquettes."
 
"Parler de "reprise" est chose acquise désormais pour la danse d'aujourd'hui: patrimoine, archives et mémoire de l'oubli à travers les corps qui réaniment les pièces chorégraphiques de bon nombre d'auteurs et d'autrices..Réactiver le passé? Pas vraiment puisque le spectacle vivant ne pourra se conditionner dans le formol pour "un musée de la danse", cimetière ou enterrement permanent du "répertoire" !
Alors c'est dire si voir et revoir "El como quieres" est chose agréable, vivifiante de surcroit avec les mêmes interprètes créatrices de leur propre rôle : Roser et Brigitte. Personnalités bien connues et appréciées du public sur le terroir "alsacien" tant leur résidence à Pole Sud a laissé traces et empreintes, emprunts et prolongations pour ceux et celles qui s'y étaient frottés. On s' y pique de curiosité et la surprise est bonne de voir en plein air sur une estrade dans le jardin de Pole Sud à l'occasion de la "fête de fin de saison" nos deux compères-complices de "toujours après minuit"."De noir vêtues, les voici qui se racontent, sorte d'autobiographie corporelle et linguistique: osmose et fusion de deux cultures, de comportements et de gestes. Si Roser sait fait faire des claquettes et des zapateados, Brigitte sait dire, verbaliser, mimer et traduire ses émotions en langue de Molière...Questionnement pour ces deux effigies qui comme chien et chat, s'observe, s'évite, se repousse ou s'adorent dans des élans fusionnels satiriques: humour au poing et poses dignes de tableaux de maitres-à danser-.Le flamenco déborde de ses gonds, le verbe s'articule en pleine bouche et se love à travers la danse, la gestuelle très codée de Roser. C'est renversant et les deux chaises qui accueillent ces corps vaillants sont support, soutient et plaque tournante de bien des péripéties burlesques. On songe à Raymond Devos devant le talent de Brigitte Seth, à Joséphine Baker avec la danse savante et désarticulée, déconstruite de Roser. Envie et plaisir de reprendre ce duo de référence se communique aisément et ce qui motive ses retrouvailles avec le répertoire de ces deux artistes prolixe, se partage avec joie et intense émotion. Le plein air leur va si bien, côté cour, côté jardin que cette "comédie franco-espagnole" se déguste sans modération. Merci à ces deux autrices de co-signer ici un manifeste du savoir danser-parler, de faire sourdre du corps l'étoffe du verbe incarné et de la danse inspirée. Espagne est-tu là? Autant que les cigognes, ancêtres des castagnettes qui craquettent du bec pour marteler le sol et l'éther. Quand les cultures se rencontrent,elles se sentent comme des animaux qui reniflent les fragrances de l'autre, s'apprivoise ou se combattent pour le meilleur de leur épanouissement. Des corps libres et vaillants se livrent devant nous faisant acte poétique et politique de l'indisciplinaire, du léger soulèvement de la tradition pour une nouvelle forme d'écriture.. Et le temps de faire son oeuvre, sans faux pli ni rides pour ces deux femmes engagées au regard du monde d'aujourd'hui."Comme il vous plaira".... ou "vous le souhaitez" !
 
 Jeudi 29 juin au Théâtre Pole Sud de Strasbourg
 

 

mercredi 28 juin 2023

"Rive" de Dalila Belaza: un héritage communautaire transcendé. Le terrain est labouré...


 Dans le cadre du 43 ème Festival Montpellier Danse nous voici conviés à une manifestation singulière sur la mémoire collective de la danse traditionnelle: la bourrée: celle qui fit et fait encore les beaux jours des manifestations collectives folkloriques de d'Auvergne entre autre.Dalila Belaza cherche ici non pas à reconstituer ces danses traditionnelles mais à faire exister le geste au présent, qu'il soit traversé par un ailleurs, un inconscient, par des mémoires. La bourrée c'est d'abord un son de percussions que l'on entend au tout début de la pièce Martellements lointains, percussions qui évoquent de multiples cultures dont la sienne. Dix danseurs se taillent cette tache magnétique de faire vivre balancements, oscillations des corps de façon frontale alors qu'en prologue la chorégraphe dans une raie de lumière apparait comme signatures de volutes et autres tourbillons . Le développement confirme cette unité de corps, cette unisson joyeuse et ludique, stricte construction fertile en petits changements discrets. D'une ombre dansante on dérive vers la communauté active, soudée, en liens les une avec les autres. En noir d'abord les mains comme en figure de qu qong, berceau d'énergie salvatrice. Puis les bras se délivrent, deviennent axe de rotation, balanciers de derviches tourneurs. Tours giratoires à l'appui , portés hallucinants par le centre de gravité de chacun. Gravitations et rectitude, danse collective aux accents singuliers. Quand se forme et s'ouvre un demi cercle magnétique qui invite au regard en miroir, au partage. La musique entêtante affirme ce désir d'hypnose, cette rébellion aussi envers la tradition pure et dure. Au final Dalila Belaza traverse à nouveau la scène dans un rayon de lumière rasante: c'est comme un épilogue, une fin de partie: le bal est terminé, le terrain labouré par les pas scandés d'unemémoire transfigurée.

Au Théâtre de la Vignette les 26 et 27 JUIN

Boris Charmatz, Dimitri Chamblas au 43 ème Festival Montellier Danse: reprises, complicités, retrouvailles. Des as du collectif autant que de l'intime.

 Quand ces deux trublions de "la nouvelle danse française" se retrouvent c'est tout un pan de l'histoire de Terpsichore qui s'ouvre pour surtout ne jamais se refermer... Compagnons de fortune lors de leurs premiers ébats chorégraphiques visibles ("à bras le corps") entre autre, les voici voisins autant que créateurs autonomes à part entière: ce qui les relie: le sens du collectif, la fédération des énergies, le "hors sol" des lieux de monstration: du Corum à la place publique, de la cour au jardin, ils se baladent dans la cité avec ce droit inaliénable...de cité .


"Slow Show": murmuration horsles murs.

Adhérent au plus juste à l'esprit du festival, voici Dimitri Chamblas aux rênes d'une expérience de terrain réunissant des danseurs amateurs de tous horizons et surtout dans notre cas précis, de Montpellier: 57 performeurs, amateurs et volontaires ont travaillé et expérimenté ensemble états de corps, rythmes d'après les principes de transe, d'exultation, de lenteur, d'infra-mince et de télépathie. De quoi nourrir une performance publique in fine, in situ: "Slow Show" tout d'abord sur le parvis du Musée Fabre le matin du 24 JUIN à 11H. Rendez-vous entre le public curieux et averti ou le passant de fortune...Les performeurs déboulent , frontal attroupement sorti du Musée pour s'éparpiller sur le parvis Buren, autant que sur la pelouse.Envolée d'oiseaux qui atterrissent, "murmuration" collective impressionnante. Dans le silence d'abord, chacun campe une attitude en pose, comme une sculpture en ronde bosse, dont on pourrait faire le tour. Peu à peu tout s'anime de façon "microscopique" infime petit bougé à la Nikolais, partition très personnelle de leur rêve, désir de mouvement. Le regard balaye cette collectivité bruissante ou se focalise sur l'un ou l'autre des participants. Emouvant au sens de l'e-motion qui remue et interroge corps et pensée en mouvement. Chacun vêtu à sa façon pour l'occasion. Personne en avant ni au fond "de la classe"...Durant une petite demi-heure le plateau en plein air résonne de la musique de Eddie Ruuscha, récollecteur de sons et bruits de la cité: vagues sonores faites de samples, d'électronique live et de sons réels. Des espaces communs à tous où la danse fait événement, performance unique et singulière où la plate forme s'anime doucement des changements imperceptibles des formes corporelles. 


La lenteur s'opposant à la fébrilité de la ville, des courses contre la montre et autre tumultes quotidiens.Les poses hiératiques venues des muscles profonds en autant de micro mouvements subtiles Des mimiques parfois comme des figures de chimères perturbent calme et sérénité. Sur cet echiquier vivant personne ne perd ni ne gagne si ce n'est qu'à vivre intensément l'instant présent. Du bel ouvragz collectif, sincère, à la mesure de chacun, trouvant son chemin corporel pour irriguer ce paysage urbain sonore, puzzel débridé, jeu de gestes, de concentration. Rien ne les perturbe, ces "amatore" en toute légitimité citoyenne d'action, d'écoute: une valorisation de cet engagement que de se confronter au public..En live, en direct et sans filet... L'autre"version" à 17H le même jour dans la cour de l'Agora révèlait une autre perspective en carré balade possible sous les arcades pour apprécier lenteur et autres points de vues sur les différentes attitudes et posture en mutation constante. On découvre celui ou celle que l'on avait pu remarquer tant la force et la multiplicité des propositions brouillait les pistes!


"10 000 gestes" de Boris Charmatz 

Bien plus de 1001 voici un dénombrement hallucinant de facture de gestes interprétés par des danseurs, ici au sein du Corum sur l'immense plateau nu. Performance "reprise" à chaque fois différemment selon les étapes et depuis la genèse de ce gigantesque projet international. Et Boris Charmatz de réinventer la "notion de reprise"pas à l'identique mais respectant l'esprit de cette performance au plus près. C'est une danseuse projetée sur le plateau qui inaugure l'événement: multi-gestuelle fébrile, rapide, désordonnée, fractionnée. Rapidement rejointe par ses pairs, d'autres interprètes qui plus d'une heure durant sont lancés comme des salves sur la scène.Chaos très organisé et très écrit, respectant les espaces d'évolution de chacun.C'est comme un tableau constitué de 1001images qui font sens et formes lorsque l'on s'en éloigne: puzzle rétinien inouï, illusion, kaléidoscope scintillant, versatile...


C'est le requiem de Mozart qui enveloppe le tout et fait de ce nuage de papillons, des trajets éphémères, volages, volatiles à l'envi. Comme des catapultes, des flocons de neige qui se fracassent sur le pare-brise ou un nuage de coléoptères voyageurs. Autant de cigales et de fourmis pour étayer cette fable dansée, cette cour des miracles, ce tableau de Jerome Bosch, enfer ou paradis perdu, jardin des délices aussi. Les portes de l'enfer de Rodin pourraient ainsi s'animer et donner lieu à un sabbat salvateur, libérateur d'énergie. Energie folle, sauvage, halletante, enivrante, possession des corps qui se jetent sur le public dans les rangées bien sages, perturbées par cris et gestuelle endiablée. De l'audace pour "etonner" décaler le plaisir du spectateur interrogé sur sa propre attitude de réception de la danse. Hors sol, hors norme, énorme spectacle qui couronne cette assemblée de zombies dans une monstration hors formol du musée de la danse...Une collection jamais achevée de gestes uniques sur une partition classique et solenelle: Mozart au firmament de sa folie créatrice, Mozart dansant sur les tombeaux d'un cimetière joyeux et révolté en état de siège. Exubérant en diable..

Au Corum le 24 JUIN

Nazareth Panadero and Co, Danièle Desnoyers et Taoufiq Izeddiou au 43 ème festival Montpellier Danse : des catapultes chorégraphiques inédites.

 Les créations sont toujours surprises, fruit de démarches, recherche, alors ces deux dernières donnent le "la" sans bémol ni dièse et les bécards ne s'y trompent pas qui passent aux oubliettes.


Un bassin de réception inédit

"Montréal-Marrakech" de Danièle Desnoyers et Taoufiq Izeddiou fait partie de ces paris qui entrelacent question sociétales, esthétiques et géopolitiques. Deux continents se rapprochent grâce à l'art chorégraphique qui fait se rencontrer quatre interprètes venus du Québec, du Maroc: choix de danseurs préoccupés par ces questions de métissages, de différences ou d'osmose de culture qui s'entrechoquent ou s'allient. La question du "bassin" en est au centre, cet endroit du corps qui oscille, bascule, s'arrondit, se love à l'envi selon les cultures, les traditions. Bassin méditerranéen des corps du Sud? Pas de caricature ni de clichés, mais une réflexion de la part de tous, chorégraphes et danseurs. Au "sud" le bassin dansant, au nord, le bassin comme habitacle des énergies comme lieu de réceptivité des méridiens, de la kinésiologie. Danses lascives liées à la séduction, ou danse traditionnelle liée à la mobilité culturelle et acquise à une éducation...


Reste que le thème est sous-jacent et la lecture de la pièce dansée sur ce tapis blanc, demeure quartier libre.Mouvements de marche arrière récurrents, très ondoyants, duos, retrouvailles, diagonales dans l'espace investi. Couleurs ou rigueur des costumes, sauts exténuants au final du danseur marocain, un prodige d'énergie partagée entre les quatre interprètes. Quatre rencontres d'espaces sensibles, de "techniques" vivantes et habitées qui s'échangent, se métissent, s'entrelacent ou divergent. Jamais figées, poreuses, perméables à l'écoute de l'autre. Lenteur et fluidité font contraste avec la vivacité d'une danse déroutante, oscillante, en équilibre-déséquilibre naturel.Le tandem- binôme, duo de chorégraphe opère et libère les corps de toute empreinte culturelle superflue pour rentrer dans le vif du sujet: la confrontation des corps-continents pour un nouveau territoire de la danse: un bassin de réception géologique qui recueille la transformation et l'érosion du temps. Là où les eaux se rassemblent pour irriguer de concert en confluence le paysage naturel ou cultivé !

Au Studio Bagouet les LES 23 24 25 JUIN 


"Vive y deja vivir" : une soirée imaginée par Adolphe Binder, Nazareth Panadero, Michael Strecker et Meritxell Aumedes

Deux pièces, "Two Die For" et "Manana Temprano" font se rejoindre sur le plateau deux artistes uniques, portés par leur long compagnonnage auprès de Pina Bausch. Ils émergent en tant qu'interprètes comme deux personnalités fortes, imprégnées de leurs expériences respectives et partagées. 


La première laisse filtrer toutes les empreintes de leur vécu de danseur et façonne une sorte de récit débridé absurde. Collages, cadavres exquis chorégraphiques, évocation plasticiennes d'un Joseph Beuys : une chaise où s'empilent couvertures de feutre pour protéger une héroïne fragile, femme fatale ou jeune fille perdue...Sauvée par la bienveillance d'un homme protecteur. Les interprétations de cette pièce sont multiples et l'on retiendra cette danse de couple ou d'individu: une raison de danser au delà des mots, de la mémoire en proposant des tableaux, saynètes courtes et opérantes. En entremets un court métrage désopilant où Nazareth Panadero balaye et chasse la poussière en contre plongée dans un espace d'escalator alors que son partenaire Michael Strecker semble évacué de la scène! Que cherchent-ils à effacer ces deux là de leur passé commun de corps dansant à Wuppertal?...


La seconde pièce "Manana temprano" s'inscrit dans une véritable révélation d'une signature chorégraphique qui s'éloigne des poses et autre registre à la Pina. Un couple, des portes qui s'ouvrent et se ferment en vidéo et dans leur espace sentimental. Duel ou duo, danse touchante, fluide où les corps s'accueillent ou se repoussent avec tendresse et dévotion. La femme est forte et rude, le visage marqué par des traits volontaires et mûrs. Lui est partenaire de danse auprès de cette bien-aimée avec laquelle il semble fuir le passé, ouvrir d'autres portes vers d'autres accès de partage. C'est beau et remuant, touchant, rude et passionné.Vivre à tout prix ! Et laisser vivre....

Au Théâtre du Hangar les 24 et 25 JUIN


 

Au 43 ème Festival Montpellier Danse : Nadia Beugré, Sharon Eyal, Mathilde Monnier: les femmes artistes sont dangereuses...

 Trois spectacles, trois créations, trois autrices, chorégraphes tiennent le haut du pavé dans la cité-agora de la Danse et développent avec bonheur leur univers, leurs recherches, le fruit non "défendu" de leurs rencontres...


Transes en danse: la case aux folles

 C'est avec "Prophétiques (on est déjà né.es) que Nadia Beugré aborde de toute sa peau la question des transgenres dans son pays d'origine, la Côte d'Ivoire. Sa fréquentation assidue des membres de cette communauté répudiée, rejetée la mène à imaginer un opus riche et généreux, pétri de l'énergie débordante de ses interprètes, toutes issues du milieu. Elles nous attendent déjà sur la scène du Théâtre de la Vignette", joyeuses, radieuses, pétillantes, malicieuses, espiègles. Affirmant avec leurs corps costumés, bigarrés, leurs identités singulières, uniques et respectables. C'est là tout le travail de considération, de respect de la chorégraphe qui se déroule sur un rythme délirant, fait de gestes de voguing, de coupé-décalé revisité. L'ambiance est sauvage, alerte, fumeuse, et tonitruante. Le cabaret n'est pas loin, les divas se profilent à l'envi, les gestes sont décalés, drôles sans agressivité ni vulgarité.Un endroit, la scène, tout trouvé pour exprimer une exubérance, une tonicité hors norme, jouissive et façonnée d'une certaine révolte. Un lieu pour exister aux regards des autres qui auraient encore des préjugés sur ces personnalités "ambiguës", extra-ordinaires qui hantent aussi les fantasmes de plus d'un simple citoyen. Et Nadia Beugré de recevoir le prix "nouveau talent chorégraphique" de la SACD....


Trouver sa place aussi hors du territoire ordinaire de ces femmes laborieuses le jour, qui se cachent et se réunissent la nuit pour exprimer toute leur richesse, leur talent d'artiste, d'être humain. Nadia Beugré livre ici un manifeste riche et généreux où la danse, le mouvement incessant, les cris et rires, les éclats de voix fusent et ravissent.Acrobaties, roulades, élucubrations "en tout genre", fantasques et débridées. Elles se maquillent, transforment leur aspect devant nous.A vue, s'adressent au public, solidaires. Le décor est cocasse, inédit: de longs tissus suspendus en drapeaux, des chaises volantes...De la couleur pour ces complicités partagées, ses aveux, ses confessions corporelles et verbales singulières.Rudesse et douceur au diapason, humour et distanciation comme règle de jeu. Avec bonhommie. Et l'empathie de naitre avec ces femmes , chevelure en extension, volante, tourbillonnante. Des fils d'Ariane les reliant, toile, lien tissé dans une tension fulgurante et contagieuse. Tout n'est pas "rose" pour ces interprètes plus que sincères et authentiques, ici au service d'une "prophétie" digne du plus bel évangélisme...

Au Théâtre de la Vignette les 21 et 22 JUIN 

 


"Into the hairy" de Sharon Eyal et Gai Behar (L-E-V )

Le clair obscur leur va si bien..

Que se cache-t-il "derrière la chevelure" si ce n'est l'indistinct d'une ambiance nocturne dédiée à une sorte de danse macabre, une frise frontale tout en lenteur qui se meut face au public. Imperceptibles micro-mouvements secs, ondulatoires, frémissants. Petite et légère tectonique qui avance, progresse dans un dessin de fresque archaïque modulée par la musique dévastatrice signée Koreless. Des lignes indistinctes se profilent dans une grisaille lumineuse, noir scintillant; d'imperceptibles déplacements strictes et méticuleux animent une danse étonnante.


La musique au poing, en boucle incessante, aux décibels sans concession pour notre ouïe anime l'impression de stupeur et d'hypnose. Le noir en dentelles des costumes leur va si bien que l'ambiance se déchaine et les maillons de cette esquisse se fondent au noir comme au cinéma.

A l'Opéra Comédie les 24 et 25 JUIN 




"Black Lights" de Mathilde Monnier

Toujours là où l'on ne l'attend pas, pionnière et audacieuse chorégraphe du lien, de la rencontre, Mathilde Monnier s'empare à bras le corps de huit textes d'autrices, extraits de la série H 24. Textes choisis pour leur correspondance et pertinence de mise en relation possible avec le corps.Textes troublants à propos des violences faites aux femmes, textes où la danse prend le relais des mots pour une mise en jeu, en espace, singulière et authentique.Histoires de corps uniques dont chacune des interprètes s'empare et se fait sienne avec sa singularité. Autant d'attitudes, de postures au départ qui évoquent l'iconographie mercantile des profils physiques et canoniques des femmes : corps allongés, jambes ouvertes, baillantes évocations de la soumission sexuelle...Chacune pour soi dans un solo, un monologue vibrant toujours en symbiose avec le groupe qui fait corps et choeur antique. Partage et complicités en adresse directe avec le public qui écoute autant qu'il regarde les évolutions de chacune. Une "friction" avec le monde, des corps écarquillés, trompées, bafoués, auscultés à la loupe comme une consultation médicale gynécologique. Ignorant les sources profondes de la souffrance du féminicide...Chaque récit de corps est bordé d'un texte qui s'immisce, s'infiltre dans les chairs et fait rebondir la danse en ricochet. Corps passeurs, imprégnés de paroles qui sourdent des lèvres autant que des pores de la peau. Chacune se raconte, les mots suivent ou précèdent les gestes, animés de façon singulière. Fédérées par la patte, la griffe de Mathilde Monnier, les chanteuses, danseuses, comédiennes jouent et gagnent en crédibilité, pleine d'humour ou de rage, de distanciation ou possession de leur rôle.


Les lumières sur le plateau jonché de sculptures comme des scories, des moraines de lave fumantes impactent l'atmosphère parfois tragique . Les destinées se croisent dans l'espace, se répondent ou s'isolent, en marche toujours, démarche chère à la chorégraphe qui "avance" toujours de front. En bonne compagnie quant à la lumière, musique, scénographie: Annie Tollerer, Olivier Renouf, Eric Wurtz....Colère, révolte: plutôt soulèvement à la Didi Huberman...Des lumières noires porteuses d'espoir, de lutte et de dénonciation par le truchement du geste qui touche et fait mouche. Un "outre-noir" scintillant d'intelligence. Mathilde Monnier au plus juste de la transmission au public de ses préoccupations politiques au coeur du Théâtre de l'Agora qui une fois de plus porte si bien son nom.

Au Théâtre de l'Agora les 22 et 23 JUIN

Spectres d'Europe : des "reprises", un répertoire abstrait et éthéré, cinétique, tectonique en majesté.


Spectres d’Europe

Lucinda Childs / David Dawson / William Forsythe


Après les méandres de l'esthétique et de l'histoire, ce nouveau volet de Spectres d'Europe s'intéresse aux figures éthérées et abstraites qui peuplent notre inconscient. Le Ballet de l'OnR fait ainsi dialoguer trois pièces de son répertoire, chorégraphiées par des figures majeures de la danse contemporaine : le Britannique David Dawson et les Américains Lucinda Childs et William Forsythe, tous deux bercés par la culture européenne.


 


Songs from Before
de Lucinda Childs,
créé en 2009 par le Ballet de l’Opéra national du Rhin. 

Quelque part dans le monde, un homme commente les détails merveilleusement insignifiants de son environnement : l'aube qui blanchit l'horizon, des flaques d'eau sur le sol, le bruit de la pluie sur l'océan. Sa rêverie solitaire fait rejaillir des limbes du passé des microcosmes de souvenirs dansés par six couples sur la prose poétique de Haruki Murakami et la musique de Max Richter. (Songs from Before) - 

Les danseurs apparaissent, en marche frontale très rythmée, les pas sur les demi-pointes en alternance. Rigueur, verticalité extrême, entrées et sorties multiples sans interruption: tout un vocabulaire spatial cher à Lucinda Childs anime le plateau, parfaitement occupé par ces lignes qui strient l'espace et le définissent. Parallèlement trois panneaux faits de bandes plastiques vont et viennent à l'envi, suspendus aux cintres et font se réverbérer la lumière comme autant de lamelles scintillantes. Encore une stricte verticalité comme un instrument de musique à cordes tendues, une architecture à la Portzamparc, inspirée de rythme, de déambulation qui change le point de vue cinétique. Lignes des costumes genrés, féminin-masculin, sobres, lisses comme la danse qui peu à peu se libère des traces et signes pour aller vers les duos en portés, les écarts des jambes tendues vers le ciel, les bras alignés, les tours comme des courses infinies vers l'inconnu.La musique est lancée, les interprètes se fondent dans le rythme et sillonnent l'espace. La lumière se fait changeante et se glisse, art cinétique par excellence entre les bandes des trois panneaux qui circulent de façon frontale. Magie de cette composition lumineuse, transparente qui magnifie ou occulte la vision des corps dansant.Comme des paravents translucides qui ne dévoileraient qu'une des facette mystérieuse de cette danse vue au travers d'un plissé lumineux.signé Bruno de Lavenère et Christophe Forey.Une pièce de répertoire, une reprise édifiante pour le ballet qui semble épouser l'oeuvre de Lucinda Childs avec respect, dévotion en accord parfait avec sa rigueur et sa musicalité au coeur du processus de construction et écriture, de composition radicale et architectonique. Les sauts aériens, les virevoltes attestant d'une légèreté puissante et enivrante.

 


On the Nature of Daylight
de David Dawson,
créé en 2007 par le Dresden Semperoper Ballett. 

Le véritable amour est un mystère parfaitement ordinaire et pourtant extraordinaire qui se danse à deux. Mais comment trouver le partenaire idéal ? Par hasard ou par choix ? Et que se passe-t-il si l'on se trompe de personne ? (On the Nature of Daylight) - 

Un duo lyrique, harmonieux, sans faille exécuté avec toute la virtuosité de ce couple de danseurs aguerris à une technique pointue. Du charme, de l'harmonie, de la grâce pour cet "entremets", glissé entre les deux "morceaux de choix" du programme. Histoire de respirer, de calmer la donne, de rêver, de se projeter dans un espace intime, plein de charme où la danse de Di He est toute de brio et d'apparente facilité. Tout glisse et coule de source dans cet accord parfait entre deux corps aimantés par des sentiments amoureux sans encombre. 


Enemy in the Figure
de William Forsythe,
créé en 1989 par le Ballet de Francfort.

Un écran ondulé traverse en diagonale la scène où attend un projecteur roulant. De la pénombre surgissent les silhouettes fantomatiques de onze danseurs dont les convulsions géométriques jouent avec la lumière sur le rythme lancinant de la musique de Thom Willems. (Enemy in the Figure).
Tout le style Forsythe est présent: ce démiurge de la tonicité, de l'écriture fulgurante, des points, lignes, plans de la chorégraphie exulte dans cette pièce unique en son genre.Son écriture tectonique fuse et les danseurs en sont les "pions" manipulés à l'envi pour créer des espaces toujours changeants, toujours en éruption volcanique alors que la matière phonolitique des corps se transforme en musicalité constante. Les pulsions font se tordre les corps, galvanisés par la musique de Thom Willems, foudre constante. Comme des salves jetées sur le plateau, des éclats de lave, scories en ébullition, enflammées par l'énergie de cette dynamo infernale. Corps machines, corps éperdus, isolés où dans des unissons futiles éphémères.

Le moteur est lancé: vitesse, effets de rémanence,d'énergie de fusée, de hallebardes fusant dans toutes directions. Les lumières au diapason, une course poursuite d'un projecteur traquant les silhouettes des danseurs. Les costumes changeant à l'envi sans qu'on perçoive le moment des métamorphoses.De l'art cinétique à l'état pur en état de siège éjectable constant. Histoire de brouiller les pistes du regard, de disperser la rétine, de déjouer les lois de la pesanteur et de la vitesse-mouvement. Les danseurs, incroyables interprètes se frottent à ce langage virtuose en diable, écriture athlétique, performante, inouïe tant le rythme catapulte les corps comme des balles de ping-pong. On y retrouve le design des costumes féminins: cols roulés soquettes, body et justaucorps seyants pour magnifier les lignes aérodynamiques du mouvement perpétuel. Quel régal que cette danse cinétique, exultante qui maintient le souffle en apnée, le regard, en alerte, en alarme fulgurante. Le spectateur au coeur de cette tonicité hallucinante où le noir et le blanc ne font qu'un tant la fusion totale danse-musique-lumières et sculpture opère à bon escient.

Le Ballet du Rhin, au zénith pour ces "reprises" menées de main de maitre à danser par la répétitrice "maison", Claude Agrafeil: un rouage incontournable pour remonter une pièce chorégraphique: chef de chantier orchestrant l'esprit de l'oeuvre, ici à l'identique pour le meilleur d'une rencontre avec Forsythe, chef de file d'une danse insaisissable, abrupte, ciselée, vif argent, déconstruite et remontée à l'endroit, à l'envers de toute convention ou d'académisme. Un style qui échappe au temps, jamais "daté"qui est ici servi à merveille par une compagnie soudée et aguerrie aux extrêmes... 

A l 'Opéra du Rhin jusqu'au 30 JUIN

mardi 27 juin 2023

La Danse au 43 ème Festival Montpellier Danse: un droit de cité inaliénable...Preljocaj en majesté.

 Une "Agora" de la Danse résume à elle seule l'Esprit des Lieux: un "endroit" pour Terpsichore en baskets ou non, un lieu, un "milieu"où l'on trouve son ancrage, son équilibre/déséquilibre, son "ici et maintenant" pour le plaisir du partage de l'expérience de l'artiste autant que du spectateur. Un droit de cité lié à ceux qui la magnifie, la porte dans toute sa rigueur autant que sa fantaisie. Alors traiter de la question de la mémoire de la danse par le truchement de la notion de "reprise" d'un répertoire qui se constitue peu à peu pour forger un patrimoine vivant et unique en son genre, s'imposait.C'est l'"ancrage" de l'écriture mise à nue par les chorégraphes de notre temps.


Processus en cour lors de ce début d'édition à l'occasion de l'ouverture du festival avec les deux pièces emblématiques d'Angelin Preljocaj, "Annonciation" et "Noces" qui bordent une création mondiale "Torpeur". Événement donc que ces reprises qui fonctionnent comme des étoffes qui n'ont pas pris un pli, comme un ouvrage où "papa pique et maman coud"en réplique à l'identique des deux œuvres originales, originelles.Voir ou revoir "Annonciation" tient du "miracle"biblique, tant l'authenticité du duo se révèle à nos yeux dans sa densité, sa fragilité. De l'époque me direz vous, certes avec des interprètes d'un autre siècle-déjà-mais qui possèdent l'esprit et le geste chorégraphique d'Angelin, comme des éponges poreuses imbibées d'une esthétique, d'une énergie propre à l'écriture du chorégraphe.Reconstitution, restauration à l'identique du duo, l’œuvre qui nous est donnée à voir est chargée d'émotion, de revirement, de la quiétude à la révolte des corps dansant dans la plus "pure" ligne d'origine. L'ange déflagrateur terrassant celle qui reçoit cette fécondation virtuelle est franchement troublant d'autorité, les gestes tranchants, vifs argent, le doigt pointé vers le ciel, élévation spirituelle qui va "incarner" l'"heureux événement" dont Marie sera le réceptacle. Elle, fragile, docile, allongée est pétrie de douceur et de consentement. Le duo se révèle bijou dans un écrin, un enclos symbolisé par ce long banc où les corps glissent, se repoussent, se questionnent. Pas une ride pour cette "nouvelle", courte pièce qui résumerait la griffe, la patte chorégraphique, calligraphique de Preljocaj. "Datée"? Pas une trace qui ferait croire à une résurrection abusive, trompeuse: un style possède une histoire, un cheminement qui ici se traduit à travers d'autres corps, façonnés par une intelligence contemporaine du ressenti: et la "passassion" de fonctionner à son aise sans "référence" obligatoire. Ce qui fait la force de la pièce: traverser le temps sans encombre pour le bonheur de ceux qui l'ont connue à sa genèse, pour la jubilation de ceux qui se frotteraient pour la première fois à sa vision. 


Belle réussite également pour la reprise de "Noces", réplique de la version Preljocaj sur la musique de Stravinsky. Interprétation très personnelle de l'oeuvre de Nijinska, pétrie de l'âme balkanique, du rituel qui architecture la tradition du mariage. Danseurs et danseuses portant à bras le corps la musicalité de la signature d'Angelin: virtuosité, rapidité, versatilité, art de l'unisson, du groupe soudé, des duos. Danse fascinante, hallucinante tant la rapidité de ce qui est donné à voir est sidérante. Quelques bancs en accessoires pour porter ou soutenir les corps, des poupées de chiffon souples comme mannequins, pantins, objets d'un "trousseau" de mariée comme symbole de coutume, d’obéissance. Mais que l'on fait s'envoler , s'envoyer dans l'éther pour exorciser légende, fable et soumission à l'esprit de tribu. Phoenix, resplendissant, surgit de ses cendres, "Noces" fait figure d'exemple, de référence face à la question de "la reprise" des œuvres contemporaines. 


C'est dire si "Torpeur" ne s'endort pas entre ces turbulences chorégraphiques, météorologie palpitante , agitée du temps qu'il fait. C'est comme si les deux pièces d'antan nourrissaient l'écriture d'Angelin encore aujourd'hui venant approfondir le propos, le style et la réflexion du chorégraphe. On retrouve à l'envi dans ce tout nouvel opus, les duos, les ensembles harmonieux qui ont fait sa légende.L'art de faire vibrer des couples, la sensualité discrète des corps dansants, l'art de la lenteur bordée par des choix musicaux précieux et adéquats. Le cercle, le nid comme un écrin de corps, un plessis végétal ou un marly ouvragé, ajouré de porcelaine, une architecture de rotin tressé, une vannerie, un treillis ondoyant . Les corps allongés, de blanc vêtus, tissant un moucharabieh savant, vivant, ondoyant. Un tableau très pictural comme sait le créer Preljocaj, peintre et féru de culture des Beaux Arts....Mouvements au sol comme un jardin médiéval régénérateur, archaïque soignant les corps de leurs vertus médicinales.

Quel belle référence à présent d'une réussite de "reconstitution" et de "création" au regard d'un répertoire en construction.Rien de "muséal" ni de figé pour la Danse qui trouve ici sa singularité: échapper à toute conservation par son coté éphémère de la "représentation" et son aspect hors du temps à travers l'écriture et la pensée chorégraphique.

Au festival Montpellier Danse 2023 au Corum les 20 et 21 JUIN 

lundi 19 juin 2023

"Les fourberies de Scapin", "Le Misanthrope", "Molière 401": le théâtre forestier adore Molière...Et lui fait une faveur...

 


Et recommence cette singulière aventure du fond des bois chez les artistes Hugues et France Siptrott. En lien profond avec la nature. 15 comédiens accompagnés d'une équipe de bénévoles  attendent avec l'impatient désir de partager le plaisir de re-écouter ou tout simplement découvrir Molière, notre contemporain. Sans public, pas de théâtre hors institution , le théâtre qui se fabrique ici est direct, se construit en circuit court à l'opposé de ce qui parait-il fait culture et sens aujourd'hui. 
" Si vous aimez cette démarche, partagez ce post, faites un pas de côté et rejoignez-nous. Des impromptus, Les fourberies de Scapin, le Misanthrope , un plat surprise de "chez Anthon", quelques bons verres, un lieu d'art magnifique à découvrir ...et le beau temps de juin au rdv !!" Yan Siptrott
 


Et si le temps de Molière n'était pas révolu? Et si le théâtre de Mnouchkine était ressuscité, les tréteaux de Molière reconstruits au profit du jeu de proximité, du partage en direct comme une bonne claque placée où il faut pour réveiller nos habitudes "bourgeoises" de réception du "spectacle"...Chose faite et assumée pour cette belle et longue soirée de "dégustation" de théâtre classique. Au menu deux pièces majeures du répertoire , des entremets savoureux comme des impromptus pour mieux faire digérer les alexandrins magnétiques d'une "langue" châtiée si chère à Jean Baptiste Poquelin! Justement, le voici évoqué par deux comédiennes en "costumes d'époque", deux femmes hautes en couleurs, perruques poudrées de rose, de vert, pièces montées d'un "ridicule" précieux et assumé. En l’occurrence la savoureuse Sophie Thomann et la rabat-joie Isabelle Ruiz..Coiffées de "poufs" ou de surtouts de table!
 

Des propos sur le féminisme, la maternité, les classes sociales,le  tout en verve, malice, audace et plein de "culot" comme ces deux effigies baroques d'une société qui n'aurait même pas changé. C'est dire si le ton de la soirée est donné, un "la", ni bémol ni dièse sur la condition humaine, ses affres, ses "magouilles", son système D , son amour et ses rivalités. Comme un répertoire de notre enfance où l'on fréquentait ces textes sans trop savoir pourquoi ni comment, mais en savourant déjà la langue, la musicalité, la beauté. Dans le contexte fabuleux du théâtre forestier, territoire de Yan Siptrott partagé à l'occasion par le comédien metteur en scène Serge Lipszyc, tout ceci fonctionne à merveille et le très nombreux public venu à travers bois et guérets va se régaler.  
 

Les fourberies de Scapin: une comédie balai qui dépoussière....
 
Démarrage en trombe donc avec ses tranches de jeu animé parmi le public, convié par la suite à s'installer près de l'étang, toujours en plein air. C'est parti pour un voyage en compagnie de Scapin, ce fameux valet célèbre pour ses astuces, son ingéniosité, sa capacité à rebondir, être dans le mille en phase avec les caractères de chacun de ses interlocuteurs. C'est Yan Siptrott qui s'y frotte et nous pique de ses acrobaties, roulades et astuces de jeu, toujours tonique, malin, engagé. Personnage burlesque ou pathétique pantin d'intrigues invraisemblables: mariage, amours, coups de bâtons, maris où pères abusés. Quelle belle galerie sur une estrade "moulée à la louche" comme autrefois, pente inclinée descendante à l'italienne sur tréteaux de fortune. Le risque est grand de déséquilibre, de bascule mais tous nos anti héros chevronnés ne se laissent pas abuser par cette pente savonneuse qui les met en valeur incertaine et audacieuse. Un régal que l'on déguste sans modération: tous sont "vivants" se taillent la part belle à interpréter dans une mise en scène ponctuée de "didascalies" sonores très imagées, Emma Massaux animale en diable, une diatribe satirique et mordante sur le valet de coeur, de pique que Scapin incarne aux yeux d'une société percluse de non sens, de bêtise ou de candeur. Des saynètes emblématiques comme des morceaux de choix où chacun excelle dans le vif du sujet et de la carne. Car ils sont de chair et de sang, ces personnages incroyables de justesse, de manigance, de douces trahisons et cette tribu bigarrée s'en donne à coeur joie pour enchanter et tenir en haleine un public friand de rebondissements, de coups de théâtres qui font du bien où ça opère! Des fourberies menées de main de maitre par le "maitre à jouer" Serge Lipszyc, qui va droit au but pour marquer des points dans cette ascension rondement menée jusqu'au final. Des clins d'oeil aux variétés musicales très appropriés aux situations sont irrésistibles: Bruno Journée offrant un Géronte désopilant, en "galère" pour magnifier cette ritournelle ravageuse, le "tube" de Scapin, Charles Leckler au diapason de son accordéon, poumon souffleur de bruitages adéquates... Geoffrey Goudeau édenté sous titré en direct...Et Magalie Elhinger prude et fragile Hyacinthe diaphane créature coquine en diable, ingénue sans reproche tout de blanc vêtue, cheveux débridés en répliques à point nommé! Patrice Verdeil en "Sylvestre", forestier de circonstance pour une belle prestation.
Un coup de "brigadier" bien placé !
 
On passe à un entracte joyeux, la "potée" au bec fin concoctée par des fins gourmets de renom, le couple Flaig de chez Anthon. Ambiance décontractée et partageuse comme il se doit. Quelques petits rendez-vous secrets par petits groupes pour évoquer la condition féminine en compagnie de Isabelle Ruiz tient une réunion tupperware à propos des femmes et de leur soumission à leur mari: c'est drôle et très bien amené si l'on songe à la suite: un Misanthrope bien décapant..C'est sur la placette que reprennent impromptus et diatribes, extraites de textes de Molière, du haut d'un balcon où l'on imagine des scènes truculentes de l'époque...On y tient le haut du pavé, où le bas du caniveau dans des costumes contemporains très adéquates.
 

En avant pour la suite: sur une estrade au coeur du domaine juste devant les sculptures en céramique des Siptrott qui vont s'avérer comme des personnages figés, répliques des vivants, tout de gris et de plis vêtus, sculptés à l'envi. Des figures prostrées, souffrantes, perturbées, penseuses,intranquilles comme des mannequins sculptés pour l'occasion. Beau mimétisme de circonstance.Et bienvenus dans cet univers théâtral atypique et singulier paysage champêtre, bucolique et forestier!
 On croit connaitre ce "misanthrope, on croit s'y asseoir confortablement, et bien non: c'est par la grâce des comédiens que l'on re-sculpte chaque caractère: au début Alceste est rigoureux, entier et n'a de cesse que de dire sa vérité à la face d'un poète raté, Fred Cacheux en majesté!..Puis le jeu se ternit de souffrances, de quiproquos invraisemblables montés de toute pièces...Face à son amante, brillante Muriel Ines Amat, c'est un homme défait et furieux, Serge Lipszyc en personne qui se dessine. Son entourage est veule, vil et manipulateur et chacun des comédiens s'ingénie à rendre juste ces caractères si bien dessinés par Molière. Un tour de force décapant que ce Misanthrope contemporain sans chichi de perruques et autres gadgets encombrants. Le texte à vif, servi par une "troupe", une tribu solide semblable au temps de Molière et de ses tréteaux..Unis par le destin qui désagrège les personnages, où les femmes sont amies-ennemie mais ne se trahissent pas elle-même. Solides prises de positions amoureuses de Célimène, arrogance et jalousie de Arsinoe campée par une Blanche Giraud Beauregard très fourbe et flatteuse, tromperies et malversations des hommes qui flattent et encensent ce trio infernal...Les visages maquillés, maculés de terre grise comme les pantins qui les entourent, à la Kantor ou héros de May B du Beckett de Maguy Marin....Tout est dit et l'on suit en alerte cette diatribe si sérieuse, si authentique qu'elle en frôle le drame ou la réconciliation. Les hommes et femmes aux plis taillés dans le bois vifs, aux couleurs grises comme les costumes des comédiens, restent seuls derrière le plateau, témoins de ce passage à témoin, à vif d'une horde humaine frétillante et sauvage, domptée malgré tout par un "savoir vivre" et "être ensemble" qui ne tiendrait qu'à un fil...Du très beau travail de bucheron chevronné pour les deux piliers, castor et pollux de cette entreprise généreuse et pertinente: Serge Lipszyc et Yan Siptrott aux commandes d'une scierie artisanale aux fragrances d'antan...
 Une "troupe" qui ne cache pas la forêt mais révèle ici des textes furieusement beaux et contemporains.
De l'audace toujours, du culot et de la dynamique énergétique à revendre!
Code 401bien authentifié pour anniversaire bien fêté! Moliére fait ses 401 coups de brigadier....

Jusqu'au 2 JUILLET Vallée de la Faveur
 
 
Avec : Muriel-Inès Amat, Fred Cacheux, Magali Ehlinger, Blanche Giraud-Beauregardt, Geoffrey Goudeau, Bruno Journée, Aude Koegler, Charles Leckler, Serge Lipszyc, David Martins, Emma Massaux, Yann Siptrott, Sophie Thomann, Isabelle Ruiz, Patrice Verdeil
 
 
Au Guensthal vallée de la faveur le 18 JUIN théâtre forestier de Yan Siptrott théâtre du Matamore

jeudi 15 juin 2023

"Blues Bar Belushi": un beau bar atteint de la fièvre du samedi soir par Paul Schirck et René Turquois.


 


Bienvenue au Blues Bar Belushi ! Un bar souterrain qui vous accueille pour partager la vie et l’oeuvre d’un des artistes américains les plus fous du XXème siècle. Célèbre Blues Brother, mais aussi co-créateur du Saturday Night Live, improvisateur de génie, batteur chevronné et consommateur de drogue assidu, John Belushi reste pour beaucoup comme une figure majeure des seventies. Mêlant musique live, extraits de sketchs, moments de vies intimes et pensées artistiques, Blues Bar Belushi vous propose de traverser de manière festive la vie d’un histrion haut en couleur. 

En avant donc pour un spectacle cavernicole dans la grande tradition du désormais incontournable Festival de Caves! Étape à Strasbourg dans les locaux secrets de la LISAA, cave et tréfonds de béton de l'école de design et d'architecture, hôte d'un soir,transformée en studio de répétition ou atelier de l'artiste mythique qui sera évoqué et surtout incarné par un comédien atypique, René Turquois. Une petite heure durant c'est une plongée dans l'univers tantôt burlesque, tantôt dramatique d'un artiste protéiforme, trublion de la scène musicale, théâtrale de son époque épique. Souvenirs, souvenirs...Un homme débonnaire qui se jauge, se mesure à sa propre personne, se toise et opère de petites métamorphoses esthétiques très drôles au demeurant. Devant et derrière le miroir de l'humaine condition. Un artiste émergeant puis grimpant les échelons de la célébrité, de la notoriété avec allégresse, enthousiasme mais aussi doutes et déboires...


Pas facile d'exister, alors les drogues apparaissent dans son espace-temps, d'abord euphorisantes, galvanisantes..Puis peu à peu, c'est la descente, le dégringolade. Une abeille pour ne pas avoir le bourdon, se fait sa muse, sa compagne et l'on assiste à sa métamorphose: de costume banal, classique et peu seyant on passe à un "déguisement", nouvelle carapace, nouveaux atours pour cet insecte butinant à l'envi dans le monde de l'oisiveté. "Maya" débonnaire, marcel et caleçon rayé jaune et noir, petites antennes de carnaval sur le front. Ridicule ou caricatural? Plutôt touchant et sympathique personnage volage et volatile, attachant, émouvant de par sa fragilité, son innocence feinte, sa fausse virginité...En manque de "pollen"? Ou de cocaïne, de "ligne" directrice ou éditoriale...Il sniffe sans cesse sans interdit pour se maintenir debout, jouer de la batterie, à fond, chanter, danser et virevolter, transpirant tant l'énergie déborde.

Le comédien se débat avec ce foutraque personnage, pluridimensionnel, multiforme. Un physique au poil pour incarner la déchéance lente mais sûre de cet homme défait, déçu, désenchanté qui malgré tout s'ingénie à briller et à brûler ses ailes au contact de son entourage. Il fréquente les "grands" de la scène et du cinéma sans vergogne décontracté, désopilant pantin des substances illusoires et euphorisantes, des potions magiques hallucinantes et hallucinogènes..Se saupoudre de "neige" pour exorciser le mal de cheval, joue de l'harmonica à merveille pour s'évader, se fait samouraï ou "hari-kiri" pour tenter la mort, frôler le désastre ou fustiger ses propres ennemis, bêtes noires du roman incroyable de sa vie agitée....

Il garde le cap, notre homme et se métamorphose à l'envi devant nous, dans une proximité étroite. Une quinzaine de personnes font office de "public" d'un soir de cabaret musical fait de sketches, de saynètes bien relevées, pimentées à souhait. On sirote un verre devant notre table basse comme en circonstance réelle de spectacle divertissant et rude. Un excellent moment passé en compagnie de cet escogriffe hurluberlu digne d'une BD décalée et caustique. La mise en scène, juste ce qu'il faut pour habiter un espace exigu de Paul Schirck qui avoue sa passion pour Belushi qui ne date pas d'hier! Texte, conception n'échappent pas à cet aspect incongru, fatal de l'homme à la batterie ravageuse, à l'humour décalé.  Les costumes signés Louise Yribarren au diapason de la singularité du personnage bigarré.Et Simon Pineau à la co-création musicale fait mouche et touche l'auditoire par les interstices sonores percutants de la pièce. Cavicole et performative en diable. Toute une époque en résumé, condensé, rétréci pour le meilleur d'une illustration efficace d'un univers où tout bascule dans l'overdose, la mort tragique d'une victime trop jeune pour s'éteindre à force de brûler sa vie, son corps, sa cervelle...


Une belle rencontre autour d'un verre suit la représentation: à la "santé" des défunts de ce monde truffé du substances pas toujours très catholiques...Merci à la LISAA pour oser accueillir cette "petite forme" confidentielle de si bonne humeur!

A Strasbourg, cave de la LISAA le 14 JUIN





lundi 12 juin 2023

"Kites" et "To Kingdom Come": Jalet et Van Opstal en "bonne compagnie" !

 



L’une des plus grandes compagnies de danse contemporaine s’allie à 3 chorégraphes d’exception : après
Skid, Damien Jalet propose sa nouvelle création, Kites. Imre et Marne van Opstal explorent les limites du corps et de l’esprit avec To Kingdom Come.


Kites, Damien Jalet

Après Skid, donné à Chaillot en 2019 et créé en 2017 à Göteborg, spectacle sidérant où les dix-sept danseurs de la GöterborgsOperans Danskompani évoluaient sur une pente inclinée à 34°, Damien Jalet crée Kites pour la compagnie suédoise. Pour cette nouvelle pièce, le chorégraphe franco-belge reconduit quasiment la même équipe qui a assuré le succès de Skid, avec le plasticien new-yorkais Jim Hodges aux décors et le styliste Jean-Paul Lespagnard aux costumes. La musique est cette fois signée Mark Pritchard, un proche collaborateur de Thom Yorke.
Signifiant « cerf-volant », Kites nous rappelle que la vie et la danse ne tiennent qu’à un fil délicat qu’une brise pourrait souffler. Mais son envol utilise et déjoue les forces contraires, tel l’espoir qui nous submerge et nous donne la force naturelle de résister.


Le plateau est investi par une sculpture magistrale de Jim Hodges, telle deux espaces volants, sortes de pistes de skate board ou de surf...Surgit une femme qui s'adonne à un magnifique solo, enivrant, possédé: roulades, enfilades de volutes gracieuses se fondant dans le sol, se répandant juste avant de se relever dans un rebond régénérant. L'énergie et la passion de la soliste qui l'anime sont foudroyants, captivants, fascinants. La première note est donnée pour cet opus étrange et vulnérable, touchant et parfois maladroit, tant Damien Jalet souligne et surligne son écriture à foison: après ce splendide prologue en introduction comme le début d'une odyssée à venir, d'autres personnages anonymes, de blanc vêtus comme des kimonos ou tenues d'entrainement de judo, combinaisons ouvragées de survie, s'adonnent à des ascensions, descentes effrénées de ses deux terrains de jeux: les plaques ondulées, concaves sont prétextes à des allées et venues sempiternelles qui au départ séduisent puis lassent rapidement...L'"Ascension de Mont Ventoux" ce n'est pas cela, ni l'envol de jeunes émules d'Icare, ivres de frénésies, de redites ou de répétitions.Le danger est absent, l'habitacle de cet espace singulier, très large et libre ne semble pas donner toutes ses pulsations, élans à ces créatures lâchées comme des salves dans l'espace. Le temps d'une tornade venteuse où Éole sauverait la partie en donnant des pulsations d'air ne parvient pas à gonfler les voiles de cette embarcation restée à flot...De l'air s'infiltre dans les vestes blanches qui se transforment en airbag de survie argentés...Ou bouées de sauvetage ou manchons, insignes de danger. Souffler n'est pas danser et ce gadget imparfait ferait plutôt sourire, désuet instrument de l'incapacité de l'homme à prendre son envol. Les deux hélices d'un avion échoué au sol ne peuvent évoquer la légèreté ou brièveté des vies évoquée dans cet ether évoqué. Les danseurs s'ingénient à simuler ces courses folles incessantes, glissades, surf ou autres divagations répétitives. On salue leur énergie qui dans un manque d'engagement et de détermination issus de l'écriture délayée ne parviennent pas à nous faire habiter non plus cet univers volage ou volatile, fugace ou instable à l'envi.


To Kingdom Come
, Imre et Marne van Opstal

Imre et Marne van Opstal sont frère et sœur. Ensemble, ils ont dansé principalement pour le Nederlans Dans Theater 1 et 2, et pour la Batsheva Dance Company. Ils en ont tiré un style inimitable, qui allie à la fluidité du néoclassique des éléments théâtraux, une danse viscérale et brute qui puise à des questionnements existentiels. Leur travail parle de la condition humaine, des limites et des possibilités du corps et de l’esprit. Leur nouvelle création explore la manière dont les traumatismes influencent à la fois l’individu et son environnement. Projetant les formidables danseurs de la GöteborgsOperans Danskompani dans leur monde surréaliste aux confins du réel, les entraînant dans une gestuelle instinctive, aussi physique qu’émotionnelle, cette création confirme l’excellence de la compagnie suédoise.


Un cercle magnétique fait de terre battue ou de sable comme une arène sera le second terrain de jeu de la deuxième pièce de la soirée.  Une femme s'y tient au bord de la ligne de démarcation entre le plateau et cette aire de jeu. Espace sensible qui évoquera le champ de bataille où les corps des danseurs viendront s'y lover, s'y répandre, s'y fracasser... Solo, duos ou mouvements de groupe époustouflants habitent ce cirque d'éléments minéraux instables, mouvants, accueillant ou repoussant les corps à l'envi. Pas d'esthétisme sur cette matière quasi organique qui sollicite ou répond aux investigations dansées des interprètes. Cela donne lieu à une dramaturgie savante et calculée, celle d'un désastre, d'une attente vaine d'une mère au bord du précipice de la douleur. Ou la beauté d'un duo fugace qui évoque amour, fraternité ou solidarité. Un univers étrange, émouvant s'en détache, parsemé de saynètes quasi comiques à la "danse gaga"à la Naharin , à des pieds flex et une danse de déséquilibré à la Mats Ek, toujours les bienvenues en citations ou inspirations folles. C'est dire si la danse des Von Opstal est vive, habitée, dramatique ou burlesque.. Très picturale à la Goya ou Delacroix, champs de bataille ou héros surgissant du groupe pour brandir l' étendard de la fraternité. La musique en contrepoint de Tom Visser pour rehausser l'atmosphère jamais morbide mais éclairant ce monde minéral. Les costumes au diapason.La compagnie "GoteborgsOperans Danskompani" en très "bonne compagnie" avec les deux chorégraphes inspirés, convaincants, dotés d'une "patte", dune "griffe" originale où la danse prend ses quartiers de théâtralité singulière au regard de mouvements prégnants, fluides, fugaces et volubiles. Graves et pondérés aussi dans cette logique d'évocation de tristesse, vacuité, attente ou folle désolation. Des pieds de nez burlesques en contrepoint, des mimiques ironiques et caustiques au chapitre et un vocabulaire pétri d'inventivité loquace à foison.

A La Grande Halle de la Villette avec Chaillot Théâtre National de la Danse, nomade. Du 7 au 10 JUIN