jeudi 22 mai 2025

Gustav Mahler Symphonie n°2 en do mineur « Résurrection »: la danse n'est pas macabre mais sauvage.

 


« Qu’est-ce que la vie et qu’est-ce que la mort ? »

Ces mots de Mahler inscrivent sa deuxième symphonie dans une lignée romantique, tout en lui conférant une dimension spirituelle. Il conçoit ses cinq mouvements ainsi : marche funèbre initiale, évocation de moments heureux, vision cauchemardesque, moment méditatif et enfin résurrection finale.

Pour servir son œuvre, un orchestre conséquent, renforcé par des cuivres et percussions dans les coulisses, un chœur et deux solistes. Grandiose !

Et c'est peu dire de cette oeuvre gigantesque et impressionnante, interprétée d'une traite sans entracte, maintenant ainsi une densité d'écoute, une intensité d'interprétation et un souffle grandissant de toute beauté. L'orchestre au grand complet renforcé pour l'occasion et deux choeurs réunis, pour des instants de sidération autant que de quiétude...Le concert démarre déjà sur des notes dramatiques, intenses et fortes, les contrebasses et violoncelles en poupe, construisant ainsi une architecture sonore inédite et troublante. Les cinq mouvements complexes et fort différents alternent dans des ambiances, des univers tissant un portrait-paysage de la mort et de la résurrection tant allegro que andante dans des mouvements tranquilles et fluides, coulant.Le choeur intervient très tard et s'immisce sur la scène et l'estrade. 85 choristes qui démarrent à cappella, hyper piano dans une justesse parfaite grâce à un soutien technique hors pair. Parfois présent dès le début du concert pour faire masse et fusion avec l'orchestre et le public qui peut ainsi en faire un miroir de spectateurs... Ce vis à vis n'est pas le choix du chef ce soir là et casse quelque peu la concentration nécessaire par son entrée incongrue. La lumière qui fait irruption des ténèbres funestes surgit, solennelle mais modeste et irradie de sonorités renforcées par un choeur très présent, discret, bordant les voix de la soprano Valentina Farcas et de la mezzo Anna Kissjudit. Leur présence majestueuse autant que discrète confère à l'oeuvre un caractère sombre, pesé, ancré dans un destin universel et fatal de l'humanité ainsi mise à nu dans sa sobriété et frugalité. L'explosion sauvage finale déborde de tonalités multiples et audacieuses mêlant l'ensemble des instruments dans un chorus musical impressionnant. Ce corps sonore , cet ensemble comme l'union de tous les membres d'un être humain qui constitue un corps charnel et voluptueux est unique et emplit d'émotion celui qui se laisse tenter par une écoute active et impliquée. La direction subtile et très riche de Aziz Shokhakimov  de cette version intégrale, touche et impacte cette réunion d'artistes interprètes impressionnante par son effectif gigantesque. 

L'on songe au corps de ballet de l'Opéra Garnier réuni sur les marches du Palais.. Et l'on se remémore la chorégraphie de Daniel Larrieu empruntant l'Andante pour son ballet aquatique "Watterproof", une interprétation fluide et sensuelle de ce mouvement très dansant. Maguy Marin et d'autres car depuis plusieurs décennies, les œuvres de Gustav Mahler fascinent les chorégraphes. De John Neumeier à Anne Teresa De Keersmaeker, l’univers musical et poétique des lieder et des symphonies de ce compositeur hors du commun appelle le geste, le mouvement, les corps. Après « Danser Bach au XXI e siècle » au printemps 2018, ce sont deux jeunes créateurs qui se saisissent donc d’un autre monument de l’histoire de la musique,avec hardiesse et liberté pour le ballet du Rhin.Harris Gkekas proposait "Oraison double"  et Shahar Binyamini "I am" de quoi atteste que Mahler est bien dans le mouvement et ce qui anime l'âme des instruments autant que des corps dansant. Et sans parler du "Blanche Neige" d'Angelin Preljocaj sur des extraits des symphonies de Mahler...

Et le public d'ovationner cet ensemble surprenant et si généreux de talents réunis à cette occasion unique pour restituer et donner vie à un chef d'oeuvre de la musique qui traverse les siècles comme un cortège pas si funèbre que cela!
De la rose rouge à la poussière des morts : le fantastique espace-temps de Mahler dans sa Deuxième Symphonie, demeure un conte, une légende fracassante et envoutante, hypnotique et ravissante.

Aziz SHOKHAKIMOV direction, Valentina FARCAS soprano, Anna KISSJUDIT mezzo, Chœur de l’Opéra national du Rhin Hendrik HAAS chef de chœur, Chœur philharmonique de Strasbourg Catherine BOLZINGER cheffe de chœur  

Au PMC le 22 et 23 MAI

mercredi 14 mai 2025

"Une fête à Robert Filliou": un quasi cadavre exquis du Petit Robert, le Filou....

 


L’ART EST CE QUI REND LA VIE PLUS INTÉRESSANTE QUE L’ART.

« À l’intérieur de ma casquette, au sommet de ma tête, j’avais de petites œuvres. J’allais le long des rues à pied et j’adressais la parole à d’autres piétons. Le dialogue pouvait prendre, par exemple, la forme suivante : je demandais « Monsieur ou Madame ou Mademoiselle, est-ce que l’art vous intéresse ? » Si l’on me répondait « Oui, oui », je disais « Eh bien, saviez-vous que j’ai une galerie ? » Si mon interlocuteur manifestait de l’intérêt, je lui disais « La voici, ma galerie ». Mes œuvres se trouvaient là, à l’intérieur de mon chapeau. Puis, nous les regardions ensemble. »

 

 


Pour Robert Filliou, chacun d’entre nous est un génie qui s’ignore. Et tout le monde est un artiste capable de transformer sa vie en œuvre d’art. Effervescente et loufoque sous ses multiples casquettes, sa création, souvent tirée par les cheveux, n’est jamais rasoir. Car, ça ne fait rien si l’art n’existe pas, pourvu que les gens soient heureux !

 Catherine Tartarin explore l’univers festif de cet artiste-poète, bricoleur, assembleur, penseur, agitateur et performeur. Dans ce spectacle, acteurs et spectateurs expérimentent l’utopie de la création permanente, un art des petits riens du quotidien qui pourrait bien changer le monde.

 

Et que la fête commence! Dans le Hall du Théâtre un pianiste écoute le silence d'une partition style John Cage "4'33" Et quitte l'instrument sur des applaudissements alors que les compères distribuent des chamallow en suggérant de ne pas les manger et prononcent quelques phrases ou slogans énigmatiques. A l'entrée de la salle ils entonnent une chanson de Brigitte Fontaine.. Y aurait-il une filliou-tion entre toutes ces introductions apéritives, ces amuse-bouche plein de saveurs?

C'est ce qu'on va voir assis aux côtés d'un style à bille et d'un petit feuillet sur lequel une réponse à une énigme est suggérée. On ne va pas nous laisser tranquille, cela va de soi. Alors au travail pour découvrir l'univers abracadabrantesque d'un génie sans bouillir de l'écriture quasi automatique de ce champion du dérapage contrôlé, des glissades verbales, des quiproquos invraisemblables et des mots qui chahutent sans cesse. Ca fait des carambolages inédits, des revirements linguistiques, des chevauchements et autres états de lecture déglinguée à souhait. L'esprit Filliou est bien présent et plane joyeusement sur ce décor de chaises suspendues au plafond, de tables empilées, d'escabeaux chancelants et autres agrès et prosceniums de fortune: tout de bois et de guingois, en déséquilibre permanent comme cette littérature sans toit ni loi, désossées, désarticulée. Démembrée pour mieux construire un monde sonore utopique et invertébré, jovial, bon enfant, naïf et futile. Quatre comédiens, chanteurs, musiciens, conteurs s'emparent à l'envi des textes incongrus du professeur enchanteur Filliou, maitre de cérémonie burlesque mais si contemporaine et décapante. Si juste si on prend tout au pied de la lettre. Francisco Gil mène la barque, sobre, juste et sans atours inutiles. Va droit au but et touche juste. Chante cette poésie chatoyante et enchante, débonnaire poète du hasard calculé. Elle, lunettes de femme savante au poing se débrouille et s'embrouille joliment. C'est Cathy Tartarin, l'autrice et initiatrice du projet de mise en forme d'un hypothétique spectacle sur Filliou qui illumine les situations et éclaire nos lanternes magiques. Un accordéon pour relier le tout dont se saisit un bel homme à la chevelure cendrée: c'est Yves Beraud, savant fou un peu décalé, le ravi de cette crèche pas très catholique. Et pour rythmer le tout, les apparitions sonores live de la guitare de Kalevi Uibo, sonneur de sons incongrus inspirés de Catherine Ribeiro, de Victor Hugo. Des belles pointures en références complices de l'esprit planant de Filliou. Le tout dans une scénographie constructive, des costumes, matières à développer textures, matières plastiques et autres transparences génératrices de froissements, de bruissements. En jaillit une poésie sonore douce, optimiste, régénérante qui fait du bien. A nos stylos plumes pour faire de même du haut de nos fauteuils pour broder sur le thème "de quoi souhaitez vous vous débarrasser?"Mises bout à bout les propositions du public sollicité, participatif et donc complice font un cadavre exquis drôle et fracassant. On s'amuse à décrypter les mécanismes de l'écriture sans pour autant dévoiler les secrets de fabrication de Filliou. C'est là que réside la richesse de toutes ces propositions des comédiens, facteurs de magie autant que de véracité. L'opus hybride auquel on participe fabrique du bonheur, de l'intelligence et aiguise la curiosité. Vitrine autant qu'objet OVNI théâtral, ce petit bijou porte bonheur va droit dans la direction d'un auteur-performeur-plasticien dont le chapeau contient toute la galerie de l'évolution littéraire. On songe à tous ces chercheurs de littérature raturée, Queneau, et autres perturbateurs ...Gérard Collin Thiébaut et autres agitateurs de particules en accélération.


D’après des textes et poèmes* de Robert Filliou Adaptation et mise en scène Cathy Tartarin Compagnie Le cri des poissons, Strasbourg

Avec Yves Beraud (accordéon), Francisco Gil, Cathy Tartarin, Kalevi Uibo (guitare électrique)

Scénographie Jane Joyet Création lumière Cyrille Siffer Construction décors Nour Alkhatib Régie générale et régie lumière Cyrille Siffer Régie plateau Vincent Rousselle 

Au TAPS Laiterie jusqu'au 17 MAI

"Giuditta" de Franz Lehár: l'Ange bleu, viennoiserie, friandise délicate.


« Et si la mort m’enlève,
Je veux qu’elle m’achève
Dans un baiser de flamme
Où chantera le mot : aimer ! »


Quand Giuditta se met à chanter l’amour au cabaret Alcazar, le temps suspend son vol. Elle a tout d’un oiseau de paradis ou d’un ange tombé du ciel. Plusieurs hommes ont tenté de l’enfermer dans une cage dorée et de l’attraper avec des rivières de diamants en guise de collets. Sans succès : la belle est aussi jalouse de sa liberté que de ses secrets. Personne ne connaît vraiment son histoire, ni l’oiseleur qui l’a découverte un jour sur une plage et l’a épousée sans lui poser de question, ni même ce beau légionnaire avec lequel elle s’est enfuie en Afrique du Nord.


Qualifiée de « musikalische Komödie » par son auteur, la dernière œuvre de Lehár se rapproche bien plus des grands opéras de Puccini que des comédies musicales américaines, comme en témoigne sa création en grande pompe au Staatsoper de Vienne en 1934. Si Giuditta n’est pas sans rappeler certaines héroïnes lyriques (Carmen, Violetta, Mélisande) et quelques célèbres courtisanes bien réelles (notamment la « Belle Otero », danseuse espagnole devenue l’amante des souverains européens), elle doit beaucoup à Marlène Dietrich et à ses rôles iconiques de meneuse de revue dans les films
L’Ange bleu et Morocco. À la tête de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, Thomas Rösner dirige la version française de cette envoûtante rareté, dans un spectacle flamboyant de Pierre-André Weitz inspiré par les univers du cirque et du cabaret.

 Comédie en musique en cinq tableaux.
Livret de Paul Knepler et Fritz Löhner.
Créée à l’Opéra de Vienne le 20 janvier 1934.
Version française d’André Mauprey. 

 
Un champ de foire tel une exposition d'affiches des rues de Paris-voir la très riche exposition du Musée d'Orsay: "l'art est dans la rue"- s'offre au regard: décor de Foire du Trône où les "monstres" s'exposent: deux soeurs siamoises irrésistiblement soudées par un costume commun font des signes désespérés d'amour au public réuni, friand de divertissement...Et les saltimbanques de venir enrichir ce tableau mouvant, jovial et entrainant au son d'une musique emblématique du genre.
La "comédie en musique" démarre ainsi dans un registre festif et joyeux, parsemé de personnages qui se profilent. Le vendeur de rue qui met aux enchères sa charrette pour subsister en dit long sur la population de cette opérette en mutation.Et c'est ainsi que navigue la narration, affichant rebonds et suspens, dans un registre dédié à l'expression de l'Amour. L'amour du jeune couple enthousiaste, Anita et Séraphin, ceux qui vont suivre Giuditta et Octavio sur la paquebot de l'exil. Des destins qui se croisent et que l'on suivra jusqu'à leur dénouement cinq actes durant. Entre chant lyrique sophistiqué et théâtre parlé, l'objet hybride signé Franz Lehar. La voix de Melody Louledjian fait son oeuvre, au départ chant d'oiseau discret dans sa cage dorée suspendue à ses rêves, puis au fur et à mesure s'épanouissant dans la dramaturgie montante. Octavio, Thomas Bettinger rayonne d'un timbre puissant et chaleureux aux tenues resplendissantes. Son jeu d'amoureux féru est librement naturel et cet officier transit séduit devant les charmes d'une Carmen ressuscitée. 


Alors qu' Anita éprise de son fantasque partenaire, Sandrine Buendia excelle en phrasés toniques, puissance et envergure vocale de toute beauté. Elle tient tête à son Séraphin, angelot drôlatique et plein de verve, Sahy Ratia, personnage attachant et comique. L'intrigue de cet opus hybride tient en haleine, les duos et solos font mouche et ponctuent la narration de plein fouet. La danse y est omniprésente, servie par des artistes dit "de complément" qui brillent par une présence intelligente, discrète mais efficace. Deux demoiselles de ce monde chatoyant tiennent le plateau: 


Charlotte Dambach, sensuelle et coquine femme gainée de dessous à dentelles et jarretières seyantes à la gestuelle empreinte de mudras comme celles de Giuditta dans son rayon de lumières en ombres portées et Ivanka Moizan: dans un duo fulgurant style portés classiques et longs détirés acrobatiques.Un instant de grâce dans un moment unique de rêveries et d'Amour stylisé. Chorégraphie d'ensemble également, architecturée par Ivo Bauchiero, habile complice de Pierre André Weitz. Ce dernier signe également décor et costumes chatoyants, fantasques et séduisants. L'univers du cirque, de la scène comme une mise en abime de ce drame entre comédie désuète et opéra "sérieux". Un divertissement où la langue française trouve une niche originale, succédant à la poétique plus épurée de la langue allemande...La danse de Giuditta entre Dietrich et La Argentina, belle séquence où la chanteuse-comédienne se fait femme qui danse sa colère et sa révolte. Pas de collier ni de prison pour cette héroïne aux prises aussi avec Manuel, Nicolas Rivenq, odieux personnage attestant du pouvoir masculin. Toute lecture possible de cette opus atypique orchestré par main de maitre par Thomas Rosner et l'Orchestre national de Mulhouse. Le Choeur de l'Opéra du Rhin
dirigé par Hendrick Haas en farandole et petit peuple à chapeaux  canotiers, irrésistible berceau de cette musique pas si légère que cela.

 

 

Direction musicale Thomas Rösner Mise en scène, décors, costumes Pierre-André Weitz Chorégraphie Ivo Bauchiero Lumières Bertrand Killy Chef de Chœur de l’Opéra national du Rhin Hendrik Haas

Les Artistes

Giuditta Melody Louledjian Anita Sandrine Buendia Octavio Thomas Bettinger Manuel, Sir Barrymore, son Altesse Nicolas Rivenq Séraphin Sahy Ratia Marcelin, l’Attaché, Ibrahim, un chanteur de rue Christophe Gay Jean Cévenol Jacques Verzier L’Hôtelier, le Maître d’hôtel Rodolphe Briand Lollita, le Chasseur de l’Alcazar Sissi Duparc Le Garçon de restaurant, un chanteur de rue, un sous-officier, un pêcheur Pierre Lebon Chœur de l’Opéra national du Rhin, Orchestre national de Mulhouse

A l'Opéra du Rhin jusqu'au 20 MAI
photos Klara Beck

dimanche 27 avril 2025

"Marius" : Joel Pommerat: du bon pain, une bonne pate.

 


À Marseille, Marius travaille dans la boulangerie de son père César. Les affaires vont mal, et Marius rêve d’ailleurs. Partagé entre son envie de prendre le large et son amour pour Fanny, une amie d’enfance, le jeune homme doute : faut-il tout quitter au risque de tout perdre ? Rester pour épouser la vie qui lui est destinée et honorer son devoir de fils ? Pour créer cette adaptation de la première pièce de la Trilogie marseillaise, Joël Pommerat a partagé les mots de Pagnol avec des détenus de la Maison centrale d’Arles, hors des sentiers battus du théâtre. Une aventure artistique et humaine qui les a menés à la création d’une troupe d’acteur·rices qui porte l’histoire de Marius et ses enjeux avec une vérité saisissante.


Une boulangerie reconstituée, un petit salon de thé seront l'unité de lieu de cette fable comique autant que dramatique, menée avec vivacité et tonicité singulières. Il y a le père et le fils et toute une gamme de personnages "secondaires" loin de l'être. Le discret vendeur de moineaux qui se terre dans son coin, le dandy entrepreneur de cycles opportuniste qui se targue d'être amoureux d'une Fanny tendre et respectable. Et les autres qui gravitent vont et viennent, font irruption dans ce petit monde, microcosme d'une société marseillaise joyeuse. Mais voilà, ici Marius ne fait jamais payer les cafés et "tire la tronche", fait fuir les clients et n'a ni ambition, ni rêve.

César le patron-boulanger en est désespéré et lui reproche ses attitudes, son laxisme, son indifférence, son flegme. Il n'y a qu'un semeur de trouble averti de tout pour le secouer et lui faire prendre une décision opportune fatale: fuir ce foyer, abandonner Fanny, la laisser alors qu'ils viennent tout juste de s'avouer leur amour d'enfance.


Cruelle destinée dessinée sous l'angle de l'humour, du comique plus que de la détresse et de la souffrance. Les acteurs jouissent ici d'une belle et juste direction d'acteurs, sobre, pertinente dans ses multiples rebondissements. On suit avec intérêt et empathie le sort de Marius, affalé sur sa chaise haute, les colères de César au grand coeur, qui se "pique" d"être un tricheur au jeu de cartes. Et ce frondeur dandy, homme d'affaires de pacotille, dérangé sur son portable pour faire croire qu'il est un ministre débordé par ses acolytes incapables. Une humanité bon enfant se dégage de cette pièce savoureuse aux accents du midi, à la richesse et générosité de la présence et de l'engagement des acteurs. 


Tous sans exception à leur place, au bon endroit sous la touche impressionniste de Joel Pommerat. Une exceptionnelle revisitation de Pagnol en compagnie de des associations Louis Brouillard et Ensuite qui augure de la confirmation ou de l'éclosion de talents d'artistes du monde du spectacle au profil parfait. Et touchant droit au but: ce camaïeu de caractères touche et fait "fanny" au jeu des fléchettes de l'existence. Les pieds tanqués au jeu de boules déboussolé.

 


Librement inspirée du texte de Marcel Pagnol Création théâtrale Joël Pommerat

Au TNS jusqu'au 3 MAI

Avec Damien Baudry, Élise Douyère, Michel Galera, Ange Melenyk, Redwane Rajel, Jean Ruimi, Bernard Traversa, Ludovic Velon

samedi 26 avril 2025

"Je suis venu te chercher": Claire Lasne Darcueil créatrice d'une géographie humaine mouvante. La sagrada familia de nos rêves....


 Amir n’a jamais su qui était son père. Il apprend un jour que ses origines prennent probablement racine dans le nord de Strasbourg. Guidé par une femme-ange de 92 ans, il part à la rencontre de l’enfance de personnes qui ont aujourd’hui entre 60 et 95 ans, plonge dans le paysage de cette ville, à la recherche des enfances perdues et des premiers amours. Dans son enquête, il rencontre Léa, qui changera sa route. Une histoire écrite par Claire Lasne Darcueil, née de son immersion au plus près des mémoires de Strasbourgeoises et de Strasbourgeois. Une création collective rassemblant au plateau l’acteur Salif Cissé, l’actrice Lisa Toromanian, des comédien·nes non-professionnel·les et un chœur dansant d’habitant·es mu·es par le même désir de raconter à plusieurs, à égalité. 


Sacrée famille que cette ode au collectif, à la mémoire d'une collectivité urbaine qui au départ n'a rien commun. Excepté l'enquête et la récollection d'histoires personnelles d'habitant de l'Eurométropole strasbourgeoise. Plus qu'un récit, qu'une accumulation de témoignages intimes, voici reconstituée sur l'immense plateau nu du TNS, les évolutions spatiales de ce petit peuplé fédéré autour de la notion de mémoire et de filiation. Notre héros se tient debout oscillant dans un soufflet de train et téléphone à une femme très âgée qui lui avoue être en filiation avec lui: il en doute, il est noir, elle toute blanche de peau plissée!Alors commence une recherche, une chasse à l'âme soeur parmi tous ces volontaires, ces candidats potentiels à l'élection familiale. Chacun s'y présente à ce casting, parmi une soixantaine d'élus, acteurs, comédiennes amateurs auditionnés pour partager cette expérience audacieuse de la scène. 


Lui, Amir Cissé,au milieu de cette population mouvante qui danse, oscille, ondule et tangue pour intriguer, séduire, convaincre de leur légitimité à être l'élu du coeur filial de Amir. Beau gars plantureux, généreux, perturbé par ses craintes, ses inquiétudes quant à la décision de partir à la recherche de ses origines. Et si il dérangeait ainsi le bon ordre des choses en bouleversant le destin d'une famille constituée? Remarque que lui fait son coatch, Lisa Toromanian, conseillère de vie.

Egoisme contre humanité plénière de droits et devoirs illégitimes? Eux dansent autour de lui, s'affairent sans se bousculer, courent, sautillent et parlent sans pudeur de leur vie. Par coeur, par bribes qui font avancer la narration. La dramaturgie souligne les divagations et interrogations de l"âme en perdition d'Amir. Une femme tout de noir danse sa vie, gracieuse, éloquente dans ces gestes. Une autre évolue dans des tourbillons aléatoires de toute beauté, lyrisme corporel chantant joie et liberté. Encore une autre femme qui sourit à la vie en esquissant dans l'espace traces et signes du vivant. 


C'est à Kaori Ito que l'on doit cette "écriture corps", chorégraphie soignée, spatiale, épousant les qualités de chacun pour ce qu'elles sont dans le bon sens et l'écoute. Le chemin corporel respecté pour faire émerger en chacun sa part de mouvance.Et la fiction narrative de sourdre de cette expérience corporelle collective insolite en compagnie de Léonore Zurfluh, chorégraphe. Les mots se mêlent à cette présence d'un corps de ballet hétéroclite aux identités physiques et d'origines fort variées. Un break danseur deux femmes à la mouvance remarquable sans être "danseuses professionnelles" pour autant. Une belle réussite qui honore l'esprit des "Galas", recherche de la mémoire collective vécue pour produire textes et mises en scènes d'aujourd'hui. Ou excelle Claire Lasne Darcueil, chercheuse et metteur en scène et en mots.Une cartographie socio-politique et poétique de la tendresse et des liens qui nous unissent. Des courbes de niveau qui s'effacent pour faire un endroit, un territoire, terrain d'entente, d'écoute et de fraternité.Topographie d'un finage extensible à l'infini. Je suis venu te dire...qu'on existe ensemble. Et qu'un père retrouvé vaut autant qu'une communauté gagnée, choisie. En bonne compagnie dansante. "Papaoutai", T'es où Papa: nulle part et ailleurs, ici et maintenant....chantait Stromae.




[Écriture texte et mise en scène] Claire Lasne Darcueil
[Écriture corps] Kaori Ito chorégraphie Léonore Zurfluh

[Avec les acteur·rices] Salif Cissé, Lisa Toromanian
Et Marie-Cécile Althaus, Pierre Chenard, Jean Haas, Jean-Raymond Milley, Dominique Wolf.....

Au TNS jusqu'au 30 AVRIL

vendredi 25 avril 2025

"Exit" de la compagnie Circumstances: porte à portes battantes! Piet Van Dycke s'emporte à la pièce.

 


Pour Exit, le chorégraphe flamand Piet Van Dycke a invité quatre spécialistes de disciplines différentes à inventer ensemble un langage commun. Pas d’agrès ni d’accessoires pour cela, mais cinq portes et un mur pivotant. Dans cet espace qui leur réserve des surprises, les artistes entrent et sortent, apparaissent et disparaissent, sautent et tombent, se retiennent et se propulsent, se soutiennent et s’entraident. Tous les quatre se hissent dans les airs, glissent du mur et cherchent un état d’équilibre commun qu’ils finissent par trouver. En jouant de l’intérieur et de l’extérieur, explorer l’environnement et ses obstacles devient une façon d’explorer la relation entre l’individu et le groupe. Selon Piet Van Dycke, le cirque ne consiste pas à réaliser, mais à défier l’impossible : en quête perpétuelle d’interaction, frôlant régulièrement la chute, les circassiens découvrent peu à peu la nécessité de la confiance en l’autre. Une manière de donner une forme physique au vivre-ensemble, dans un spectacle brillant sur l’importance du collectif.
 
Entrée des artistes
Une construction cubique grise à un étage comme lieu d'action avec plein de portes et pas de fenêtres.Un territoire à conquérir peu à peu pour ces personnages vêtus sport à tee shirt gris barrés de vert. L'un passe par une porte et s'ensuit une succession d'allées et venues intrigantes . Ils se croisent, se mêlent, s'évitent, se rejettent  se repoussent et conversent ainsi .Un vrai ballet réglé comme une horlogerie sans faille ni disfonctionnement.Magie de ses apparitions disparitions jouissives qui s’enchainent tambour battant sous la tension d'une musique percussive qui galvanise les interprètes.Peu à peu tout s'envole dans la verticalité, histoire de conquérir le premier étage: la porte principale du bas étant comblée. La danse se fait contact, contours et virevoltes incessantes au gré des rencontres. 
 

Chacun s'y croise ou évite sa relation. Suspens et élévation au menu sur des plaques glissantes, parois du petit cube qui deviennent hélice tournante de moulin à vent pour ces quatre garçons dans le vent .Le ravi de la crèche, innocent personnage très intrépide s'en donne à coeur joie pour exécuter les figures les plus audacieuses. C'est quasi une piste de skateboard pleine de surprise.Le danger est constant, les prises de risques se succèdent dans un sans faute remarquable. Alors que les complicités se tissent pour devenir berceau de réception faite de confiance et d'acceptation et de soutient de l'autre. On gravit mieux la montagne ensemble dans cet "être ensemble" fort aventureux fait d'expériences physiques remarquables. La musique transporte toujours les corps dans l'éther, éternité spatiale très construite. Le vertige s'empare du spectateur en apnée. Au seuil de cette petite bâtisse, le monde est vaste et la surface de réparation dangereuse. Les couleurs des maillots change, caméléons de camaïeux gris ou verdâtre.Cette folle virée vers des acrobaties proches du rock n'roll ou de la capoeira, du cirque est tonitruante et haletante. En suspension comme eux, on oscille, on bascule dans l'équilibre-déséquilibre permanent. La notion de poids et de contact, fondements des déplacements et appuis se révèle bien opérationnelle et fil conducteur d'une dramaturgie sur le vif, sur la sellette. La chorégraphie de Piet Van Dycke célèbre cette pesanteur-apesanteur en cérémonie burlesque où l'on s'emboite sans claquer les portes ou l'on s'empoigne sans heurt mais dans la joie et la jouissance du partage. "Danser sur moi" disait Nougaro en parlant des planchers de bal si propices à l'échange. Pivot du spectacle, le corps en mouvement défie les chutes et construit une architecture tectonique frissonnante.
 
 

Au Maillon jusqu'au 26 AVRIL

 

"About Love and Death Élégie pour Raimund Hoghe" : Emmanuel Eggermont ange ou démon. Poète et auteur de l'oulipo de la danse

 


Emmanuel Eggermont L’Anthracite France solo création 2024


Esthète aux scénographies d’un minimalisme sublime, Emmanuel Eggermont a clos ses pièces chromatiques autour de la recherche sur la couleur : le noir de Πόλις (Pólis), le blanc d’Aberration ou les motifs dichroïques d’All Over Nymphéas. Sa danse délicate et puissante se tourne vers son mentor Raimund Hoghe. About Love and Death est un hommage à celui qui fut le dramaturge de Pina Bausch, avec lequel Eggermont signa huit pièces. De Debussy à Judy Garland, la bande son fait s’entrecroiser musiques populaires chères au chorégraphe allemand disparu en 2021, extraits de films et grands classiques. Une mélancolique Samba-Cançao brésilienne de Dolores Duran, un lieder de Mahler ou une Valse de Joséphine Backer témoignent de quinze années de collaboration entièrement tournées vers le mouvement sincère et la présence essentielle, connectée à l’origine du mouvement. Fuite du temps, amours, perte des êtres chers, il glisse ses pas dans ceux du maestro allant jusqu’à l’incarnation du spectre de Raimund Hoghe et de ses paysages émotionnels.

Le plateau est libre, blanc, vierge et offert à la danse d'un soliste hors pair qui saura donner une âme à l'espace, aux objets, aux accessoires,à la lumière et à la musique. Le corps d'Emmanuel Eggermont ne s'efface pas devant la mémoire de son partenaire d'avant, Raimund Hoghe, "disparu" dans l"ether mais présent lors de cet hommage princier au personnage, à l'artiste envolé. Au sol, gisant dans des vêtements noirs, "outre noirs"sobres enveloppes de son corps gracile, Emmanuel Eggermont incarne un lyrisme à fleur de peau qui se décline plus d'une heure devant nous en partage. Avec l'appui de chansons de légende, de dialogues de films, de notes de musique favorites, fidèles amies du couple de danseurs d'antan. Il n'y a pas de nostalgie dans ce solo évoquant des attitudes, des pas , des poses de Raimund. Juste un respect, une passation pudique mais réelle, incarnée dans l'instant. Les gestes du danseur sont précis, tallés au millimètre près, décomposant l'énergie pour en construire un florilège d'attitudes proches des frises grecques, des enluminures baroques. L'envergure des bras, les battements de poignets comme signaux de détresse ou d'agonie. Un officiant pour une cérémonie, plein de flegme et de nonchalance feinte!rRévérence respectueuses, inclinaisons du corps audacieuses et figures inédites au répertoire du danseur démiurge de l'écriture chorégraphique nouvelle.Avec préciosité, justesse, grâce et abnégation. Les morceaux choisis de compositions musicales s’égrènent un à un dévoilant les différences signatures de l'interprète. Savantes et audacieuses esquisses burlesque à la Chaplin ou Astaire pour une version de "chantons sous la pluie" désopilante, charmante et joyeuse. Une façon bien à lui de revisiter un répertoire d'inconscient collectif qui touche, interpelle, remue. Secouer la mémoire, passer au tamis l'inutile pour trouver de l'or, notre orpailleur détaille, cisèle, sculpte les gestes et le souvenir pour en extraire du renouveau, de l'indicible, du jamais vu. Il irradie, réchauffe les esprits et danse de toute sa présence discrète, pesée, flegmatique parfois, détachée. Sa Carmen est portrait d'une femme hésitante et troublée, pas fière du tout, simple être humain en proie à une situation dramatique. Des petits détails de costumes font jaillir du sens: couverture de survie, paire de chaussures à talons hauts et robe de bal portée sur le dos. Dramaturgie chère à Raimund Hoghe qui excelle dans la richesse du détail, mis en scène, magnifier par lumières et sons. Cold Song dansé en costume noir et chapeau haut de forme fantaisiste fait mouche et ce diable, Dracula ou esprit magnétique ensorcelle sans jamais déposséder celui qui regarde. Grande liberté d'interprétation pour le spectateur envouté, pris sous le charme du danseur. Ange ou démon, il respire la beauté du geste en pleine souveraineté, prince et beau joueur du passé, orfèvre du détail, des postures les doigts en éventail, les bras pliés comme des origamis,le regard évasif ou très présent selon l'évocation du moment. Un homme du milieu, à cet endroit précis où la danse se fait cosmos et constellation dans un parcours spatial émouvant. Emmanuel Eggermont corde sensible, tendue d'un clocher à un autre comme un funambule , le Rimbaud de la danse. Là où se réinvente le langage en oulipo du geste autant qu'en savent alexandrin. Une poétique hors norme pour un interprète horloger de précision méticuleuse, artisan du beau et compagnon de l'excellence futile.

« J'ai tendu des cordes de clocher à clocher. Des guirlandes de fenêtre à fenêtre. Des chaînes d'or d'étoile à étoile. Et je danse. » 20 octobre 1954 

A Pole Sud le 24 AVRIL

TRAVAUX PUBLICS Bouziane Bouteldja – "Des danses et des luttes" saute-frontières.

 


Bouziane Bouteldja découvre la break dance en 2001 et fonde sa compagnie en 2007 à Tarbes pour y développer un travail d’auteur en tissant des liens entre Art et Société. Des danses et des luttes est conçu comme une conférence dansée qui pourrait être présentée partout. L’histoire de danses qui sont nées à l’occasion de luttes sociales ou de libération mais aussi des danses qui sont nées grâce au déplacement et à la rencontre entre les gens.     

Le studio de Pole Sud est plein à craquer: un engouement pour la break-dance assurément et une atmosphère bon enfant fort sympathique s'en dégage. Sur le plateau paperboard et chevalet où semblent être tracés continents et carte du monde. La danse passerait-elle les frontières et les styles pour mieux tisser des liens? C'est ce que va nous exposer et expliquer verbalement le maitre de conférence, docte animateur de la séance: il se présente micro en main mais tête bêche en position yoga histoire de voir le monde à l'envers et le remettre peut-être à l'endroit.Bouziane Bouteldja rayonne, de bonne humeur contagieuse et plein d'humour et de détachement. Certes, la pièce à venir n'est pas terminée et ce seront des bribes de danses qu'il se propose de nous faire voir et regarder. En bonne compagnie: trois danseurs du cru et deux autres compagnons de route. Des danses comme il sait les faire éclore dans le corps des interprètes s'inspirant des danses de l'Inde comme celles du pays de l'apartheid, l"Amérique du Sud. Bouziane questionne les origines, les métamorphoses des gestes qui voyagent et se transmettent . Tradition et évolution, passation au chapittre. Ce qui le passionne, c'est la recherche et les rencontres dont il s'inspire pour façonner ces danses, plus d'une dizaine au chapitre. Ce soir, il nous en présente quelques unes dont le voguing qui fera l'objet de belles postures, marches singulières et déplacements en vogue! Break dance bien sur avec des démonstrations enjouées de figures revisitées par l'agilité et le savoir faire des danseurs. Être ensemble autant que pour soi dans la diversité, dans la mémoire fouillée autant que dans le présent de la scène. Une des interprètes excelle dans une danse inspirée de ce flamenco, passe-muraille et saute frontières du mouvement. L'origine et celle des peuples Roms qui traversent les continents pour se poser en Espagne. Comme quoi, ce ne sont pas les Italiens qui inventent les pâtes, mais les Chinois. Cette jolie cuisine de comptoir deviendra vite objet et sujet de gestes divers et variés, précis, inventifs, inspirées et vécus. En partage avec le jeune public invité à s'emparer du tapis de danse, formant le grand cercle des danses irlandaises, cornemuse franco-algériennes au menu. Et la salle de se révéler danseuse aux multiples talents de réservoir break-danse. C'est fabuleux d'assister à ce métissage en présentiel, tous en verve et démonstration de son talent. L"enthousiasme s'installe et la danse fuse.La lutte contre toute forme d’ostracisme en poupe. Soulèvement et débordements salvateurs comme credo. L'homophobie comme ennemis numéro un à combattre pour notre animateur de débat sur la piste, dans l'arène de la vérité. Sans déni ni mensonge, c'est la danse qui fédère, efface les différences et les rend incompréhensibles. Passeur d'espoir, de beauté du geste, de fraternité, de solidarité ce canevas à apprendre désormais "par coeur" et par corps est convaincant. Le mouvement rare et précieux, juste, transformé, en mutation, passage obligé des péripéties inter-frontières de la pensée du chorégraphe, chef de troupe et initiateur de talents. Des danseurs passionnés, habités et joyeux servant une cause évidente d'identité autant que d'universalisme.Une compagnie précieuse à cultiver pour être parmi les défenseurs vivants d'une communauté sans communautarisme....

A Pole Sud le 24 Avril

mercredi 23 avril 2025

"Valentina" de Caroline Guiela Nguyen : atout, coeur.

 


Un soir, au retour de l’école, Valentina découvre un mot sur la table. Il a été écrit en français par le médecin, pour sa maman, qui ne parle pas la langue. Il faut traduire. Valentina se tient là, face à sa mère, la vérité imprononçable en bouche : une nouvelle qui pourrait abîmer le cœur et provoquer un incendie dans leurs vies. La vérité, on l’ordonne ou on la retire, on l'espère ou on l'étouffe. Elle est la flamme autour de laquelle gravite la nouvelle création de Caroline Guiela Nguyen, écrite comme un conte, au plus près du métier d'interprète professionnel franco-roumain.

Un conte de fée contemporain, une histoire qui se tisse par delà le miroir du décor, par delà les frontières des pays européens, une pièce de théâtre tout simplement: voilà ce que pourrait être "Valentina" cette enfant qui a inspiré le fil de la narration de destins communs d'une famille dont la "maman" est frappée d'une maladie cardiaque. Mais comment communiquer cette situation quand on est roumain, qu'on ne maitrise pas la langue du pays d'exil, la France en l'occurrence? Ce sera à coup de "mensonges", de quiproquos que se défile l'enfant qui aura la charge de porter le secret de sa mère. Au médecin dont elle devient l'interprète malgré elle pour  que sa mère soit entendue, écoutée, respectée dans un monde médical pressé, hautain, désincarné et déshumanisé.Critique ouverte de la part de l'autrice sur ces violences psychologiques faites ainsi aux malades qui souffrent autant de leur handicap que du mépris et de l'incompréhension de l'autre. Inaccessible. Heureusement dans l'univers de Valentine il y a le cuisinier-interprète de l'école,Marius Stoian, la directrice qui n'ont que de bonnes intentions à son égard. Celle de comprendre, concilier, harmoniser les choses en toute empathie et sympathie. Chloé Catrin endosse brillamment deux rôles, le passage à peine perceptible de l'un à l'autre: la directrice affable et bienveillante et l'odieuse médecin impatiente et débordée.Le père, Paul Guta qui est resté en Roumanie, musicien violoniste reste présent malgré les distances.Les mensonges et autres cachotteries l'affectent et l'intriguent...Et la "maman", Lorédana Iancu, actrice dite amateure rayonne dans ce rôle, autant que sa fille Angelina en alternance avec Cara Parvu qui jubile dans cette prestation hors pair. Une enfant d'une grande maturité, d'une grande fraicheur affronte un rôle majeur et des situations difficiles, cruelles mais hélas réelles.Mère et fille y développent une singulière expérience de sororité inédite!


Alice Duchange met toute la religiosité de la pièce dans une scénographie évoquant ce coeur sacré, icône vénérée dans une niche d'église orthodoxe sans aucun doute, alors qu'un caméraman suit en direct toutes les évolutions des personnages reproduites sur un petit écran: fenêtre ouverte sur des gros plans de visages joyeux ou défaits en toute fausse proximité.La pièce touche, les battements de coeur ne vont pas cesser , de "battre mon coeur s'est arrêté" n'aura pas lieu pour autant, à "120 battements par minutes" la maladie va reculer, disparaitre comme par enchantement ou par miracle. Car si l'enfant absorbe les maux de sa mère, s'en charge jusqu' à mimétiser et tomber malade c'est pour mieux ressusciter par le mensonge. Celui de tous y compris du médecin et d'autres complices. La figure de "La Reine de la nuit" comme rédemptrice figure de proue du don, de l'abnégation est forte et conclut l'opus par du brillant, de la joie, de la danse. Ce costume endossé par la fillette si responsabilisée, comme seconde peau, la sauve de toute toxicité familiale. Car la fusion mère-fille est condamnable et dangereuse même si non voulue ni préméditée. L'inconscient du conte de fée ici présent expliquerait bien des pistes à la Bettelheim (psychanalyse des contes de fée). Non expurgés de leurs significations. Loin d'être une simple fable, "Valentina" va droit au but sans détour; poser et dénoncer des réalités sociales, culturelles ignorées qui sapent une partie de la population étrangère d'un pays: la langue comme clef unique de communication et d’accès à bien choses.La langue comme passe-muraille, passeport assermenté de nos relations institutionnelles.

 Au coeur de la vie, au pays de l'enfance, petit pois ou gros nounours le mensonge A est roi!

Au TNS jusqu'au 30 AVRIL dans le cadre des Galas

vendredi 18 avril 2025

Stefano Di Battista se fait la vie douce ! « La Dolce Vita » et tutti quanti !

 


Après Morricone Stories dédié à Ennio Morricone, le saxophoniste italien Stefano Di Battista est de retour avec La Dolce Vita, un projet ancré dans la culture populaire de son pays.
En quintet, il fait résonner sous un nouveau jour les chansons italiennes emblématiques de l’âge d’or de l’Italie en naviguant entre ferveur et nostalgie. Pour cette soirée à la Briqueterie, Stefano Di Battista fait résonner les thèmes rendus célèbres par Paolo Conte, Andrea Bocelli ou Lucio Dalla et met à l’honneur des compositeurs comme Renato Carosone ou Nino Rota. 


 La vie est belle

Quand le "bon", la brute" et le "truand" rencontrent le "parisien" et le sicilien, c'est à un effet de bombe musicale , joyeuse, virtuose et inventive que l'on assiste. Ou plutôt participe car le don de Stefano Di Battista c'est aussi l"animation, le contact avec le public, la verve et simplicité du contact. C'est dire si ce soir là au sein de La Briqueterie à Schiltigheim, l'ambiance était décontractée et bon enfant en compagnie de cet artiste virtuose du saxophone, hors pair.Les morceaux de choix du dernier album du groupe constitué autour du Maestro, La Dolce Vita" se succèdent avec délice, malice et inventivité. Reprendre des "tubes" de référence de la musique italienne, est un pari audacieux: Nino Rota, Lucio Dalla, Paolo Conte et Ennio Morricone se rencontrent et se catapultent sur le plateau en bonne compagnie. Les mélodies se reconnaissent certes, bordées d'ornements musicaux incongrus, adaptés à, chacun des virtuoses en leur genre. Le tout jeune trompettiste Matteo Cutello comme une égérie du groupe ce soir là, porté aux nues par Di Battista comme un fils légitime de son esthétique sonore. C"st drôle, réjouissant et convivial et l'ambiance dans la salle se fait chaleureuse en boomerang.Le concert bat son plein avec pour chacun quelque instants de grâce: le pianiste excelle dans une dextérité volubile magistrale, le percussionniste s'éclate en mille et une vibrations éclatantes et éclaboussantes, le contrebassiste fait la douceur et saveur sensuelle des morceaux qui s’égrènent. Une soirée d'exception où l'atmosphère loin d'être nostalgique s'est révélée festive et ludique baignée d'une musique revisitée de haute volée. Les virtuoses au diapason d'un répertoire vivant, animé et empreint d'une sympathie contagieuse. Quand le talent rejoint la convivialité tout semble simple et de toute évidence! Stefano Di Battista sur une jambe qui tangue, s'ancre au sol, concentré autant qu'à l'écoute de ses partenaires de choix. De Naples à la Sicile, ce voyage-expédition territoriale conduit vers des îles, archipels musicaux très chers et parfois encore inconnus de nos oreilles captées par autant de légendes de la Grande Musique populaire.Revisitée avec respect et audaces, virtuosité olympique et performances remarquables.

  • Stefano di Battista : saxophone
  • Matteo Cutello : trompette
  • Fred Nardin : piano
  • Daniele Sorrentino : contrebasse
  • André Ceccarelli remplacé par Luigi Del Prete
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  • Briqueterie le 17 Avril Programmation Jazz par Schiltigheim Culture

dimanche 13 avril 2025

"Grenz-Thérapie": à bon port, salut: les Clandestines et Abril Padilla passe-murailles!

 


Abril Padilla & Les Clandestines vous invitent à découvrir :
GRENZ-Thérapie #2, performance musicale
Au cœur du quartier des Deux Rives, GRENZ-Thérapie s'installe au CRIC, un lieu transfrontalier en pleine effervescence où travaillent et se rencontrent des artisan.e.s et artistes.
Cette performance musicale et poétique explore le thème des frontières, questionne les notions de distance physique et émotionnelle à travers le son et le jeu. Frontières politiques, artistiques, linguistiques ou personnelles... Les frontières craquent, grincent, séparent et réunissent, nous traversent.
Les ateliers du CRIC, nichés dans le Grand Garage, offrent un espace partagé où s'entremêlent des ateliers en bois à géométrie variable. Cette architecture invite à la déambulation et propose une réflexion ludique et musicale sur les frontières. Une performance basée sur la parole et le passage d'une langue à l'autre, créant une véritable "forêt de langues" où se côtoient le français, l'allemand, l'alsacien...

Le CRIC résonnera de divers langages musicaux – musique actuelle, électro, répertoire traditionnel – orchestrés par les musiciens nomades Abril Padilla, Mathieu Goust et Christophe Rieger. Le public sera invité à composer sa propre trame sonore en se déplaçant à travers ce labyrinthe de ruelles, à adapter son point de vue et à vivre, le temps de la performance, sa propre expérience des limites et des frontières.
 
 

La déambulation est leur credo, le leitmotiv de ces nomades sans frontières, arpenteuses de territoires, femmes de terrain et de terroir...Passeuses et passagères , passe-murailles, elles franchisent les limites, les défenses, escaladent les murs et poussent les portes des convenances. Alors, le grand "garage" du CRIC sera ce port sans attache, ce non lieu, ce troisième lieu, endroit de tous les possibles. Elles apparaissent au lointain, ces 7 doigts de la main, haut-parleurs brandis, rouges  chatoyants. Emblème et mascotte du groupe avec leur entonnoir, volubilis ouverts offerts à l'écho de leurs voix: porte-paroles poétiques, compagnons de route. Elles nous invitent à entrer ou sortir par de multiples portes: celles de jeux de mots, de virelangues, calembours et autres expressions faisant appel au sens des mots: "entrée en matière" ou "sortie de secours" et autres fantaisies...Le ton est donné, incongru, jovial, décalé, glissant, mouvant.Comme à un jeu de scrabble, perchées, elles déplacent et collent des lettres pour en faire de nouvelles adaptations sur les vitres du garage. Les mots, les langues vont ici se croiser sans cesse: de l'Allemand fort bien maitrisé, de l'Alsacien truculent et bien remodelé pour ses sonorités, du français pour faire sonner le reste. Le brouhaha ambiant cesse, bruits de machines fracassant pour laisser place à un instrumentarium singulier: objets du quotidien détournés, moules à kouglof et autres trouvailles hétéroclites ustensiles de cuisine. Ça percute et ça résonne sous les mains agiles de deux musiciens fidèles compagnons du collectif et d'Abril Padilla, maitresse du jeu musical.Et le public nombreux de passer douanes et frontières par un passage étroit où il est passé au scanner de vigiles de sécurité fantoches. On se prend au jeu du passager clandestin dissimulant quelques marchandises illicites. Dans le grand hall, la suite va bon train, pour quelques petits groupes happés par les comédiennes contant les litanies de Vaduz, l'oeuvre fleuve de Bernard Heidsieck! Un régal de sonorités en échos multiples résonne à l'envi. Elles sont tout de noir vêtues jusqu'à revêtir leur bleu de travail, tabliers uniformes. Et l'on navigue dans cet espace à la rencontre de chacune avec sa voix, son accent, sa carrure. Des physiques bien plantés, solides et réjouissants, engagés dans la lutte et le combat de la performance.Sororité inévitable et joyeuse, complicité de mise et espièglerie fantaisiste au poing.E la nave va  bon train. Les langues se catapultent, la lecture de magnifiques leporello se transforme en ribambelles d'origami ou éventail tout blancs, devenus plus tard frontières terrestres au sol qui entravent la circulation des corps. Un jeu de questions avec le public amené à réagir à sa guise sans contrainte ni obligation rythme la prestation. La ronde s'impose comme forme de danse collective en cercle où les corps tricotent des mouvements de bras, reliant les unes aux autres. Sourires complices et joie contagieuse à la clef. Encore une séquence étrange et absurde de prise de mensuration par des couturières-infirmières en blouse blanche qui se solde par un tableau géant de post-it reliés par les fils de laine. Joli et tendre esquisse d'une carte du tendre des trajets, frontières du monde.
 

Une vision plastique et sonore de toute beauté s'invite lors de leur escalade d'un escarbeau géant sur roulettes. Les porte-voix comme des sortes de liserons incandescents, bouches rouges ou lèvres ouvertes aux sons des voix. Sur ce phare ou mirador sonore, vivant de toutes les vasques des haut-parleurs rouges, évasés comme des bouches ou lèvres béantes.Perchées, les interprètes semblent jubiler discrètement. Et au loin derrière les grilles du couloir on les retrouve chantant quelque chant engagé, au loin déjà. Les au-revoir pour le grand hall où elles affichent leurs étendards de couleurs comme des drapeaux de territoires à défendre, se les nouant sur la tête comme des coiffes exotiques de femmes laborieuses. C'est fort et touchant, digne image légitime des postures et attitudes des comédiennes se jetant dans la bataille de la performance de proximité. C'est ainsi que sereines, nos sept reines d'un jour quittent les lieux esquissant pas de danse, entonnant à nouveau quelque chant révolutionnaire engagé. Au loin, la mer se retire. 
Le spectacle des Clandestines, accompagnées de trois musiciens fantaisistes dans ce lieu de choix est un pari audacieux gagné et cet après-midi en leur compagnie charmeuse est une expérience hors pair. Saute-frontières et passagères uniques d'un univers créatif sans limite.On sort de sa zone de confort pour aborder une réalité transfrontalière incontournable. La poésie fait le reste de port en port.
 
 Projet soutenu par le Festival Lire notre monde
Strasbourg Capitale mondiale du livre - Unesco 2024
 
Au CRIC le 13 Avril