Le merveilleux de l’étonnement amoureux dans la chanson bourguignonne du 15e siècleLes formes de la poésie courtoise sont, au 15e siècle, prétexte à l’exploration d’un lyrisme amoureux dans lequel l’amant exprime son émerveillement et son étonnement. Il est confronté à l’intransigeance de Fortune et "se merveille" de la distance que la dame lui impose.
Ce concert est l’occasion de célébrer, à travers un programme de chansons d’amour, les deux premières générations de compositeurs franco-flamands de Jacob Senleches (†c.1400) à Hayne van Ghizeghem (c.1445-1497) en passant par Guillaume Dufay (c.1400-1474) ou encore Gilles Binchois (c.1400-1460
Premier concert d'ouverture du festival, introduit avec émotion et délicatesse par son battant, pugnace et talentueux directeur artistique, Denis Lecoq, celui qui oeuvre à façonner programme et tout le reste, accompagné d'une solide et fidèle équipe.
Dans la nef de l'église Saint Etienne vont résonner voix et instruments d'époque, vièle à archet, luth et giterne,suscitant joie et émerveillement des auditeurs, venus faire salle comble en cette soirée estivale aux senteurs de rêves et de douceur.
Ambiance quasiment perpétuelle pour ce concert où s’égrènent comme des entrelacs naturels, des morceaux "choisis" alternant voix et instruments acoustiques, façonnés à l'ancienne: des cordes pour la plupart, délicates sonorités chaleureuses, "boisées" comme la matière joliment travaillée de bois clair des instruments.
Introduction en compagnie de tout l'ensemble qui se rejoint au fur et à mesure et constitue une belle masse sonore, des quatre cordes, aux quatre cordes vocales qui s'y joignent. Lenteur respectable de la musique, ornements et finitions en dentelles pour "Je me merveil" de Jacob Senleches qui inaugure cette atmosphère joyeuse et sereine qui sera le leitmotiv de la soirée.Une des solistes chanteuse, Jessica Jans,très habitée pour conter l'amour aussi comme un récit narratif très expressif dans le chant et les mimiques délicates de son visage, les intentions discrètes de son regard et adresses au public.
Un autre solo de l'alto, très doux accompagné à la mandoline, voix précieuse, galante, distinguée et courtoise, enveloppée par la musique acoustique très proche.
"Ne je ne dors, ne je ne veille" de Guillaume Dufay forme un tout qui s’emboîte, construit comme un puzzle qui peu à peu dévoile et révèle formes musicales, couleurs et dessins dans l'espace: panorama, paysage s'y détectent pour évoquer l'insomnie des tourments amoureux, des émerveillement de ce rapt, ravissement des corps et des âmes. Rêve, sommeil s'y nichent, s'y cachent et surgissement des voix, des timbres qui prennent chair et contenance: chacun prend le relais de l'autre pour un savant entuilage de sons, de durées, de tonalités parfois dissonantes qui se catapultent .
C'est au tour de la harpe de participer à cette candeur, cette intimité de la musique: un morceau vif, "der herbest kumpt stampedes",altier,enjoué, très dansant, couleur "locale" bourguignonne, entouré des cordes pincées et frottées. Un rythme coloré s'en empare, sautillant, relevé qui déplace les sons en volutes, rondes, escapades, débandade ou cavalcade salvatrice et libératrice des énergies de la musique qui "tourne" sous la nef de navire de l'église réverbérante à souhait!
L'amour merveilleux se fait également sa place avec un morceau de Hugo de Lantins, hypnotique dont la voix berceuse et sensuelle plonge dans un univers d'enluminures précieuses, carte du tendre avant l'heure, labyrinthe rythmique présentant les ornements baroques.
"Ostez la moi de mon oreille" est ensuite un conte interprété par la voix vive de soprano d'une des interprètes, phare de l'ensemble vocal, : voix claire, vive argent, précise, séduisante et très convaincante quant à l'interprétation maline et charmeuse: on se laisse "ravir", emporter par son regard, son jeu en empathie avec le public conquis.Conteuse, diseuse, chanteuse enrobante .Enjôleuse.
Irruption du biniou ou de la cornemuse par Baptiste Romain,dans cette atmosphère recueillie, histoire de mettre du piquant et du charivari, du chahut dans ce recueillement onirique! Très pastoral, gai, populaire, vernaculaire mélodie, un brin folklorique, aux accents relevés, dansants!
Comme une outre gonflée de sons, de vent et de souffles emmagasinés qui respire toute seule parfois comme un poumon. Rythme entrancement, volatil et volubile...C'était "chanter ne scay ce poyse moy"!
Suit un beau duo vocal, ténor, alto, mixte, très lent et courtois pour faire diversion et ramener sur le droit chemin de la séduction aventureuse!
Avec "je ne vis oncques la pareille" ce sont les instruments, seuls qui prennent l'espace pour une ambiance intime, feutrée, légère, aérienne avec ce petit orgue, organetto enjoué, très vif, le soufflet à vent très joli, comme une poche d'air qui se déploie, sacoche ou poumon portatif comme un autel de curé itinérant!
"quant je fus prins au pavillon"d'après un texte de Charles d'Orléans révèle une fois de plus le talent et l'expression espiègle et rusée de cette soprano gainée de sa robe noire Alaya, plissée comme les prémisses du langage baroque...Son adresse sensible à la cantonade, en fait un régal d'écoute et d'attention où l'on se sent interpellé, concerné, embarqué dans un âge et un espace lointain, pourtant si proche de nos écritures contemporaines!
Et au final, non un "boeuf" bourguignon mais un morceau "religieux", cerise sur le gateau, pour rappel à l'unanimité d'un public ravi, conquis.
Un concert florilège dans une langue curieuse,où chacun habite à sa façon le sujet, propos d'un merveilleux tranquille ou étonnant, discret ou jovial, source de rêves ou de danses frénétiques!
Tout s'enchevêtre logiquement, naturellement comme les perles d'un collier, ou écheveau, tissage, tricot d'opus: toile panoramique joyeuse, diorama musical, ensoleillé, lumineux d'une époque loin d'être révolue!
A l'Eglise ST Etienne à Strasbourg le vendredi 30 Aout 2019