Spectres d’Europe Pierre-Émile Lemieux-Venne / Lucas Valente / Alba Castillo
Ces silhouettes sont toutes différentes mais elles partagent les mêmes joies simples : chanter à tue-tête sous la douche, danser librement sur leur chanson préférée, savourer les picotements d’un amour naissant... Portrait d’une jeunesse décomplexée qui a soif de vivre, de rire et d’aimer (Sous les jupes). — Quand les spectres s’éveillent, la lumière danse avec les ombres dans un jeu de clair-obscur (Rex). — Le temps file, inexorable, vers un futur hypothétique, sans que l’on ne puisse jamais suspendre sa course. Les Anciens le mesuraient grâce à l’écoulement d’un sablier. Sans doute avaient-ils remarqué que le temps s’apparente au sable : plus on essaie d’en retenir dans sa main, plus il s’écoule rapidement (Poussière de Terre).
Spectres d’Europe fait dialoguer les univers de trois chorégraphes de la nouvelle génération aux styles déjà bien affirmés : la légèreté profonde et communicative de Pierre-Émile Lemieux-Venne (danseur-chorégraphe du Ballet de l’OnR), la danse spectrale de Lucas Valente, lauréat du dernier Concours de jeunes chorégraphes de Biarritz, et les circonvolutions métaphysiques de l’artiste espagnole Alba Castillo. Une soirée en trois actes où se croisent les fantômes des temps passés, présents et futurs.
Sous les jupes de Pierre-Émile Lemieux-Venne. Rex de Lucas Valente. Poussière de Terre d’Alba Castillo. Créations. Reprise.Strasbourg Opéra 07 juin 04 juil. 2024 Chorégraphie Alba Castillo, Pierre-Émile Lemieux-Venne, Lucas Valente Costumes Alba Castillo, Cauê Frias, Pierre-Émile Lemieux-Venne Lumières Tom Klefstad, Lucas Valente, Lukas Wiedmer
"Sous les jupes" [ Création ] Pièce pour 10 danseurs.
Salut les copains: le magazine!
Voici incarné, un univers juvénile, jubilatoire, incandescent de jeunesse, de candeur, d'insouciance. Tout est dit dans ces corps dansant qui oscillent, tanguent et s'expriment sur des "tubes", canons de musique de variété légère, "yé-yé" en diable.Couleurs pastel, les costumes sont au diapason de cette tendresse à fleur de peau: comme au lycée, c'est une photo de classe, un cliché sur la frivolité d'un âge bien porté par les danseurs. Sur fond de drapés de couleurs suspendus au dessus du plateau, flotte une atmosphère de relâche, d'entracte, de pause dans le temps. Hier ou aujourd'hui? Un duo sur canapé plein de douceur, de séduction, d'attraction entre deux êtres, en robe ou pantalon dégenré se construit comme un adage burlesque contemporain. Très beau duo malin, plein d'humour et de légèreté futile. L'amour doux, frivole mais direct : à la Mats Ek dans l'esthétique segmentée, punch et fébrile, animée d'énergie et de détournement de gestuelle. A la Preljocaj par l'intensité des relations entre les êtres.En nuisette rose, en danse traditionnelle du Québec, en trio désopilant, en forme de maillon, de chenille rampante. Saccades et pas traditionnel au diapason.
"Salut les copains" d'abord, les rires et les moments de joie qui dansent d'eux même. Dans des unissons débridées pourtant très strictes dans l'écriture. Encore un duo à la "je t'aime", déclaration d'amour de deux corps aimantés, et cette bande de copains indéfectible se déplace, se joue d'objets mobiliers, chaises ou divan avec hardiesse et exactitude. Glamour déhanché façon comédie musicale ou show style music-hall, la fête est plus que présente et les danseurs excellent dans cette jeunesse innocente. Midinettes ou Claudettes, garçons à l'unisson de la diversité dans le groupe, tout ici respire la liberté de ton. Pierre-Emile Lemieux-Venne se régale à réunir ici une génération pas perdue, porteuse d'enthousiasme et de ferveur solidaire. Un opus riche et généreux qui touche et fait vibrer les corps à l'unisson.
Chorégraphie et costumes Pierre-Émile Lemieux-Venne Musique Les Charbonniers de l’enfer, Muse, Pet Shop Boys, Andrea Bocelli, Mike Brant, Céline Dion, Lesley Gore, Françoise Hardy, Juliane Werding Lumières Tom Klefstad
"Rex" Création ]Pièce pour 6 danseurs.
Piège de lumière
La seconde pièce de ce programme est d'un autre ton : dramatique, ésotérique, énigmatique: un homme roule à terre en reptations sauvages et virulentes, rapides roulé boulé tonique. Souffrance exprimée sur lit de musique grecque orthodoxe, chant du cygne ou élégie divine. Cinq officiants viennent s'affairer autour de lui et semblent porter sa peine et sa charge. La scène est profondément émouvante et belle dans la semi obscurité. Le personnage est pris au piège de lumière comme un insecte éphémère porteur de mort. La musique se fait vorace et omniprésente puis laisse la place à un solo, une créature de blanc vêtue traquée par la lumière portée par deux danseurs. Poursuite dans le noir, tunnel d'obscurité, de secret, duo de lampes pour corps lyriques portés par l'apesanteur. Visions fugaces en rémanences, très cinématographiques, expérimentales en diable: un ballet mécanique de lumières du plus bel effet esthétique.
On plonge dans l'antre de la mythologie sans le savoir, à tâtons dans l'outre-noir scintillant, aveuglant. Cécité et aveuglement des êtres convoqués à ce rituel funèbre.La danse est fluide , fuyante, éphémère: papillon de nuit, luciole et autres bestioles fantastiques pour créer un univers onirique très poétique. Les faisceaux de lumière balayant l'espace pour servir l'écriture de Lucas Valente au plus près de son intention hors du temps pour une expérience unique et troublante.
Chorégraphe Lucas Valente Musique Emptyset, Rival Consoles, Luke Atencio, Chœur Byzantin de Grèce, Hildur Guðnadóttir Costumes Cauê Frias Lumières Tom Klefstad, Lucas Valente
"Poussière de Terre"[ Reprise ]Pièce pour 15 danseurs.
Le sablier tamise la danse de son plein grès
La troisième pièce de ces "spectres d'Europe" est dans la lignée de l’inouï, du jamais vu , de l'indicible. C'est une sculpture suspendue, sorte de sablier souple dont le vase empli de grès se déverse en filet vivant sur le sol. Le temps suspendu comme une oeuvre de Ernesto Neto: vivante, organique, très présente. Filtre d'amour, élixir minéral qui ponctue la pièce et déroule en fine cascade la narration. Une femme traverse à l'envi cette douche sèche, passe à travers les gouttes de grès sans y toucher. La danse tamise les corps, rejoint cette atmosphère géologique et s'unit au climat singulier de cette troupe d'hommes quasi nus, lisses, fragiles qui marchent à reculons. Traques, poursuites égrènent l'espace, déplacent6 les corps, bousculent un récit omniprésent de fuite, de fugue incessante. Source de partage, cette clepsydre minérale géante donne à voir et à recueillir un nectar divin dont les danseurs s'abreuvent à loisir.
Peu à peu le sable se répand sur le plateau et les pas des danseurs y tracent et signent des empreintes, des cercles et autres figures de matières picturales ou de gravures. Un solo lumineux y creuse son sillon dans des sillages d'une chorégraphie singulière "signée" Alba Castillo. Figures de nativité archaïque, archéologique, la danse y est pétrie de robustesse, d'animalité. Retour à la terre au final comme au seuil d'un tombeau, d'un cercueil fait de poussières de terre nourricière. Ensevelir les corps pour les préserver, les conserver dans leur jeunesse, échapper au temps et à l'usure dans une roche perméable, poreuse, fragile: le grès, le sable poreux comme la peau du monde qui respire par tous ses pores.
Chorégraphie, costumes et scénographie Alba Castillo Musique Goldmund, Lawrence English, Karin Borg, Bryce Dessner, Brian Eno, Nils Frahm, Jóhann Jóhannsson, Bruno Sanfilippo Lumières et scénographie Lukas Wiedmer