vendredi 28 février 2025

"umuko" , Dorothée Munyaneza / cie Kadidi : des racines et des ailes

 


Il y 30 ans, Dorothée Munyaneza a quitté le Rwanda pour un exil à Londres, Paris, et aujourd’hui Marseille. Depuis cet ailleurs où elle inscrit son existence et son activité artistique, elle revient régulièrement sur la terre de ses origines auprès d’umuko, arbre ancestral et rayonnant aux feuilles rouges, source de vie et de créativité, lieu symbolique d’ancrage dans les racines et de projection vers ce qui doit sans cesse advenir. Après Mailles, présenté en 2021, cette relation entre le passé et le futur – l’ejo en kinyarwanda – est au cœur de son nouveau projet, dans lequel elle collabore avec une jeune génération d’artistes qui réinvente la création au Rwanda. Sur une toile de fond vibrante et colorée, elle déploie le langage des corps et fait entendre les notes de l’inanga, instrument à cordes traditionnel. À la fois transmission d’une culture toujours vive et exploration de nouveaux territoires artistiques, umuko tisse les liens entre passé et présent et célèbre la joie de l’invention commune.


Appréciée récemment comme chorégraphe dans "Les Inconditionnelles" au TNS Dorothée Munyaneza n'est pas une inconnue:"samedi détente", "unwanted""mailles", autant de pièces chorégraphiques sondant le territoire africain de l'artiste avec passion, patience et détermination. Sur le plateau, c'est la musique qui entame cette cérémonie rituelle dédiée aux sonorités caractéristiques de l'inanga. Un soliste pour inonder l'atmosphère de sons magnétiques qui invite bientôt la danse. Tout de rouge vêtus les interprètes, tous des hommes s'adonnent à une gestuelle précise, rythmée par des percussions corporelles, des battements de mains en cadence, des sauts et autres cabrioles voisines de la capoiera. En ligne souvent, latérales, les cinq danseurs arpentent le sol courbés, cambrés, évoquant tout un paysage volubile, volatile, changeant. Pas de dépaysement ni d'exotisme, mais une inspiration forte et proche d'un continent où la danse est pulsion naturelle, expression d'une culture bouillonnante d'énergie, de partage et de rassemblement festif dédié à la vie, au mouvement. Explorer la connexion corps-âme à travers les mémoires corporelles et les fréquences sonores, tout un panel de clefs pour nous ouvrir les portes d'un monde où le costume est source de beauté, de transformation, de mutation.De noir, de rouge enluminés, les tissus bougent et opèrent dans cette mutation entre humain et animal, entre danse et dévotion au souffle et l'enchantement hypnotique des sanctions tectoniques. Dorothée Munyaneza une fois de plus habitée par ses "racines", son ancrage fort dans la terre autant que son désir d'échapper à l'attraction terrestres. Un arbre comme emblème d'un désir d'ouvrir à l'autre des perspectives esthétiques et  sonores d'une grande beauté et intensité.

Au Maillon jusqu'au 28 Février 



jeudi 27 février 2025

William Forsythe Quintett (1993), Trio (1996) et Enemy in the Figure (1989): un précipité alchimique de danse.

 Jamais un coup de projecteur n'abolira le hasard,


« Comment vous définissez-vous ? — Je suis un utilisateur du ballet classique, du système classique, mais pas de sa rhétorique. Comment travaillez-vous ? — Je pars de n’importe quoi, un mot, une couleur, un son, un espace. Ensuite, je fabrique mon matériel: un mouvement, une lumière, un son avec un objet, un objet avec un mouvement, un son avec une lumière et un mouvement, parfois tout ensemble. Je fais des séquences, ensuite je les monte comme un film. Voyez-vous un futur au ballet classique ? — Le vocabulaire n’est pas, ne sera jamais vieux : c’est l’écriture qui date. Si son écriture évolue, il n’y a aucune raison pour que le ballet classique disparaisse. »
– Entretien avec William Forsythe, juin 1988. 

 Il y a quarante ans, le chorégraphe américain William Forsythe prenait la direction du Ballet de Francfort et posait avec sa pièce Artifact (1984) le premier jalon d’une aventure artistique au long cours qui allait profondément renouveler l’écriture et l’approche contemporaine de la danse, et ouvrir celle-ci à l’influence d’autres disciplines. Le Ballet de l’Opéra national du Rhin retrace cette révolution en réunissant pour la première fois trois pièces de Forsythe créées dans les années 1990 sur des musiques de Gavin Bryars, Ludwig van Beethoven et Thom Willems: l’hypnotique Quintett (1993) , le virtuose Trio (1996) qui fait son entrée au répertoire de la compagnie, et enfin le magnétique Enemy in the Figure (1989) . Un programme détonnant, qui met à l’honneur la vitesse et la puissance des corps.


"Quintett" Pièce pour 5 danseurs Reprise. Créée en 1993 par le Ballet de Francfort. Entrée au répertoire du Ballet de l’OnR en 2017.
Pièce inaugurale, le "Quintett" de Forsythe, une oeuvre emblématique de l'écriture du savant technicien de la grammaire classique, trublion de la syntaxe, dé-constructeur de l'alphabet pour engendrer une écriture hybride, "monstrueuse".Cinq danseurs remarquables s’attellent à la "tâche" d'exécuter sans "fausse note" cette oeuvre où la musique répétitive de Gavin Bryars galvanise les corps en proie à une gestuelle débridée, fluide, tonique qui construit et déconstruit sans cesse espace et intervalles, vides et pleins dans une fulgurance qui tient en haleine, en apnée le spectateur médusé.
On est embarqué dans une singulière empathie dans ce déferlement ondoyant de mouvements ininterrompus, dans la grâce et l'urgence. Un solo de Ana Enriquez laisse captif et ravi par tant de vélocité, de musicalité, ici incarnées devant nous, fascinante interprétation d'un style si fragile et archi tectonique....Une "assimilation" de Forsythe exemplaire et riche d'intelligence, de sensibilité à fleur de peau.

Chorégraphie William Forsythe En collaboration avec Dana Caspersen, Stephen Galloway, Jacopo Godani, Thomas McManus, Jones San Martin Musique Gavin Bryars Costumes Stephen Galloway Décors et lumières William Forsythe




"Trio" Pièce pour 3 danseurs Entrée au répertoire. Créée en 1996 par le Ballet de Francfort.
Un singulier trio dans le silence autant que dans le tumulte de la narration des corps. Poses sur poses photographiques alternent à l'envi dans une synchronisation d'éclat. Trois figures pour incarner la précision, la mesure, l'envergure d'un geste, d'un demi-geste à moitié entamé, arrêté en cours de course. Stoppé malgré lui par la rigueur de l'écriture de Forsythe. Les costumes colorés, dessinés par la patte d'un peintre sur peau. Trois façons de s'imbriquer, de se fondre ou de s'encastrer les une dans les autres. Puzzle humain, chorégraphique rien qu'avec trois corps dansant, pensant toute cette syntaxe prolixe, florissante au service d'une gestuelle encore à découvrir.

Chorégraphie et scénographie William Forsythe Musique Ludwig van Beethoven Lumières Tanja Rühl Costumes Stephen Galloway


"Enemy in the Figure" Pièce pour 11 danseurs Reprise. Créée en 1989 par le Ballet de Francfort. Entrée au répertoire du Ballet de l’OnR en 2023.


Tout le style Forsythe est présent: ce démiurge de la tonicité, de l'écriture fulgurante, des points, lignes, plans de la chorégraphie exulte dans cette pièce unique en son genre.Son écriture tectonique fuse et les danseurs en sont les "pions" manipulés à l'envi pour créer des espaces toujours changeants, toujours en éruption volcanique alors que la matière phonolitique des corps se transforme en musicalité constante. Les pulsions font se tordre les corps, galvanisés par la musique de Thom Willems, foudre constante. Comme des salves jetées sur le plateau, des éclats de lave, scories en ébullition, enflammées par l'énergie de cette dynamo infernale. Corps machines, corps éperdus, isolés où dans des unissons futiles éphémères.

Le moteur est lancé: vitesse, effets de rémanence,d'énergie de fusée, de hallebardes fusant dans toutes directions. Les lumières au diapason, une course poursuite d'un projecteur traquant les silhouettes des danseurs. Les costumes changeant à l'envi sans qu'on perçoive le moment des métamorphoses.De l'art cinétique à l'état pur en état de siège éjectable constant. Histoire de brouiller les pistes du regard, de disperser la rétine, de déjouer les lois de la pesanteur et de la vitesse-mouvement. Les danseurs, incroyables interprètes se frottent à ce langage virtuose en diable, écriture athlétique, performante, inouïe tant le rythme catapulte les corps comme des balles de ping-pong. On y retrouve le design des costumes féminins: cols roulés soquettes, body et justaucorps seyants pour magnifier les lignes aérodynamiques du mouvement perpétuel. Quel régal que cette danse cinétique, exultante qui maintient le souffle en apnée, le regard, en alerte, en alarme fulgurante. Le spectateur au coeur de cette tonicité hallucinante où le noir et le blanc ne font qu'un tant la fusion totale danse-musique-lumières et sculpture opère à bon escient.

Chorégraphie, scénographie, lumières et costumes William Forsythe  Musique Thom Willems

Le Ballet du Rhin, au zénith pour ces "reprises" menées de main de maitre à danser par la répétitrice "maison", Claude Agrafeil et son double Adrien Boissonnet : un rouage incontournable pour remonter une pièce chorégraphique: chef de chantier orchestrant l'esprit de l'oeuvre, ici à l'identique pour le meilleur d'une rencontre avec Forsythe, chef de file d'une danse insaisissable, abrupte, ciselée, vif argent, déconstruite et remontée à l'endroit, à l'envers de toute convention ou d'académisme. Un style qui échappe au temps, jamais "daté"qui est ici servi à merveille par une compagnie soudée et aguerrie aux extrêmes... 

 Une soirée qui laisse un sentiment de bien-être, de satisfaction, d'intelligence en "bonne compagnie", ce cum panis qui relie et trace les signes d'un "renouveau" salvateur et constructif pour un "corps" de ballet virtuose et pétri d'une énergie "contagieuse" salvatrice!

Et un "coup de projecteur", poursuite emblématique chez le grand Willy , un "accessoire" indispensable à la focale dans ce malstrom de lumières divines inondant le plateau, révélant la mouvance des corps dansant.

Photos Agathe Poupeney

 A l'Opéra du Rhin jusqu"au 2 MARS




Alexandre KANTOROW : félicité et harmonie d'un jeu hors pair au coeur du Philarmonique de Strasbourg

 


C'est un répertoire de choix que celui de cette soirée concert extraordinaire couronnant la présence du pianiste Alexandre Kantorow


Avec l'oeuvre peu connue de Nina Šenk "Shadows of Stillness pour orchestre" une atmosphère inédite se dégage de l'orchestre qui donne l'impression d'une réduction sonore caractéristique. Seule une trompette bouchée se singularise et confère à l'opus une étrange atmosphère de mystère et de suspens. De courte durée, la pièce surprend et interroge une musicalité modale curieuse et intrigante.La Slovène Nina Šenk, marquée par la pandémie, conçoit Shadows of Stillness, œuvre dans laquelle le silence est synonyme d’apaisement mais aussi d’incertitude.


Ludwig van Beethoven
Concerto pour piano n°4 en sol majeur 

Peut-être est-ce son silence intérieur naissant qui conduit Beethoven à composer le Concerto n°4 presque introverti. Au piano, Alexandre Kantorow laisse parler sa liberté intérieure, sa poésie.Et plus encore tant la délicatesse des contraste est vive et affirmée, tant le doigté du pianiste laisse couler et déferler les notes dans une subtilité d'interprétation hors pair. Les trois mouvements sont méconnaissables à l'écoute attentive de toutes ses nuances et délicates intentions de jeu. Beethoven en majesté auréolé des interprètes du Philarmonique de Strasbourg sous la direction d'Aziz Shokhakimov, directeur expérimenté des oeuvres monumentales qui cachent des aspects intimes et secrets révélés sous sa baguette en toute sobriété.Un régal, une félicité que cet accord piano-orchestre qui ne se distinguent plus tant les passages sonores du tumulte à l'accalmie se font précis, rigoureux et subtils.Deux bis généreux et virtuoses viennent couronner la prestation magistrale d'Alexandre Kantorow: un Wagner revisité par Litsz ainsi qu'une courte pièce où s'additionnent virtuosité et musicalité de l'artiste.

Johannes Brahms
Symphonie n°4 en mi mineur

 Pour finir, la Symphonie n°4 de Brahms, construite autour d’un motif initial largement développé, installera une ambiance pathétique poignante.Du pathos magistral pour cette oeuvre qui résonne dans notre inconscient collectif comme un leitmotiv enivrant, enjôleur et capricieux. Des vagues compulsives de sonorités font de l"ouverture, une tempête époustouflante et vivifiante. Les soubresauts de percussions, les cordes au diapason d'une intention d'écriture fulgurante et passionnée contribuent à créer une atmosphère d'ouragan sous-jacent de toute beauté.

Un concert symphonique rare et précieux, une intelligence des nuances de l'interprétation globale, totale et aiguisée.

Aziz SHOKHAKIMOV direction, Alexandre KANTOROW piano  Avec l'Orchestre Philarmonique de Strasbourg

Au PMC Les 26/27 Février

mardi 25 février 2025

"And Here I am" et nulle part ailleurs ! Un refuge pour pour partager la résistance.

 


Vous voulez entendre les artistes et les histoires palestiniennes loin des clichés de l’actualité ? Vous aussi vous avez choisi le théâtre pour tout changer ? Ici vous êtes. 


And Here I am
est le geste de résistance d’Ahmed Tobasi, acteur palestinien et directeur artistique du Freedom Theatre du camp de Jénine en Cisjordanie. Né dans ce même camp, passé par la lutte armée, la prison, l’exil en Norvège, il a finalement choisi le théâtre plutôt que le front pour « rester en vie » et raconter les histoires de son peuple, aussi longtemps que possible. Revisité par l’auteur Hassan Abdulrazzak, Ahmed Tobasi incarne son propre rôle dans cette comédie politique qui donne à voir les luttes, les contradictions et les espoirs d'une jeunesse palestinienne en quête de liberté. Loin des clichés et des images toutes faites, c’est la recherche de la vraie vie qui est en jeu, le droit à prendre la parole et à se choisir un avenir.  


Et c'est fort édifiant !Plus d'une heure durant sur les chapeaux de roue, un homme, seul, s'expose à nos regards friands de ses péripéties nombreuses, tempétueuses, à rebondissement constant. Pas une minute de répit, si ce n'est des instants de danse et de grâce, des intermèdes brefs cisaillant le rythme de ce one man show qui tiendrait presque du cabaret ou du standup. Malice, bonhomie pour cette parade sans fioriture qui parle d'un être en prise avec une réalité politique, territoriale qui l'absorbe jour et nuit, le hante et l'habite sans cesse. Son destin est remarquable et l'on ne peut que saluer l'audace et la prise de risque qu'il assume sans coup férir. Une performance qu'il mène à toute blinde dans un rythme infernal où les sons, les bruits du dehors nous rappellent qu'il est prisonnier, captif de son histoire et de ses origines. Mais qu'il peut être épris d'une belle à qui il fait envoyer des petits papiers par l'intermédiaire d'un proche. Romantisme et engagement ne sont pas contradictoires et cette fameuse interprétation nous rappelle qu'il est possible d'oser pour cerner une question brulante le truchement de l'humour et de la distanciation. Ahmed Tobasi parle une langue musicale chantante et vociférante à souhait, en direct ou au micro, toujours en proie à un ou deux personnages qui se donnent la réplique. L'acteur est volubile, bouge à merveille, se balance sur le sol avec avidité et sursaute avec allégresse, joie et enthousiasme.C'est vif, rebondissant et conduit à une compréhension et une empathie certaine avec lui. Il gambade et ne badine cependant pas avec une actualité qui le submerge sans l'étouffer, qui lui inspire une ode à la Palestine loin d'un discours militant obscurantiste. Alors la sympathie opère et l'on pardonne à ce prisonnier autant qu"au comédien immigré dans le nord de l'Europe, son trop plein d'énergie. La mise en scène des textes de Hassan Abdulrazzak signée Zoe Lafferty couronne cet hommage très humain à la condition palestinienne. Sobriété et sobre ébriété pour cet opus singulier qui tient autant de la comédie-parodie que du drame. Les bruitages extraordinaires pour nous projeter au delà de ce huis clos en solitaire et nous faire franchir les murailles du son.


[Texte] Hassan Abdulrazzak[Inspiré de la vie et avec] Ahmed Tobasi[Traduction en arabe] 
Eyas Younis [Traduction en français] Juman Al-Yasiri
[Mise en scène] 
Zoe Lafferty

[Scénographie et costumes] Sarah Beaton [Son] Max Pappenheim [Lumière] Jess Bernberg, Andy Purve [Chorégraphie] Lanre Malaolu [Régie] Robyn Cross [Coach vocal] Amiee Leonard [Technicien Moody Kablawi[Production] Oliver King for Developing Artists 

Production déléguée Sens Interdits with Artists On The Frontline 
Avec le soutien de Qattan Foundation, AFAC, ONDA – Office National de Diffusion Artistique

Au TNS jusqu'au 7 MARS

 

"La Chasse des anges" : l'école du TNS ravit, "aux anges": une image peut en cacher une autre.....Contes et légendes photographiques

 


La Chasse des anges explore l'image photographique, comme croisement entre réel et imaginaire. À travers les écrits et pensées de Susan Sontag, Robert Capa, Hervé Guibert, Henri Cartier-Bresson ou Julie Héraclès, le spectacle questionne ce que révèle ou dissimule une image et nous interroge : que voyons-nous réellement ? Il souhaite donner à voir et à entendre des récits, des fragments de vie qui habitent et gravitent autour de cette image, mais aussi des absences, des mystères qui la constituent tout autant. L'imagination devient alors un outil pour combler les manques, une légende pour réinventer le réel. 


La photo, c'est la chasse, c'est l'instinct de chasse sans l'envie de tuer. C'est la chasse des anges ... On traque, on vise, on tire, et Clac ! Chris Marker
 
 Belle initiative que cet opus indéfinissable qui mesure l'impact des images de guerre, celles que nous voyons dans les magazines, expositions, livres ou actualités sur tout support. S'habituer à regarder l'horreur, à côtoyer ce que des grands reporters ont fréquenté durant leurs expéditions non "punitives" au regard de la paix? Là semble être la question fondamentale que se posent et se relancent les personnages incarnant de grands photographes de guerre: que des hommes exceptés Susan Sontag, celle qui pose les choses dès le départ sous forme d'interview questions-réponses. Au public, autant qu'à ses collaborateurs, partenaires ou collègues de travail, de mission. Sur un plateau sobrement meublé de chaises et bureau d'agence de presse, nous voici à Magnum ou ailleurs dans ces lieux de réunion après des expéditions, reportages sur les hommes qui font et subissent les affrontements. Les sept comédiens incarnent les rôles de ces grands artistes sans clichés ni focales sur quoi que se soit de morbide. Les faits, la réalité est-elle montrable et comment? 


C'est un métier, une tâche indispensable mais comment ne pas devenir indifférent, habitué, blasé ou saturé de ces images: imago qui envahissent la scène sociétale dans le blindage, la saturation,  ou l'overdose de snipers assassins...Zoom sur la responsabilité, cadrage sur ce qui fait de l'argentique une réalité du moment, sur le diaphragme de la vie et le déclic de la prise de point de vue. Ici la "légende" est plus qu'une histoire c'est ce qui commente de façon légitime une image qui pourrait avoir plusieurs sens. Alors la "vérité ou rien", l'authenticité loin du flou artistique et des effets plasticiens de l"art photographique contemporain. 


La photo de reportage s'inscrit dans le récit possible de l'Histoire des peuples et des nations. La trafiquer, la modifier fut chose faite et demeure aujourd'hui comme leurre et mensonge...Sarah Cohen s'empare du sujet avec détermination, sobriété et accompagnée d'excellents comédiens. A qui le talent, la présence et l'ingéniosité ne manquent pas. Deux heures durant, le courant passe et l'information devient pour nous source de questionnement autant que de certitudes.  
 
Accompagné d'un petit livret conducteur, fiche de salle comme un négatif très positif: un toit, un mur, une prison, un camp...C'est "le point de vue du gras" de Nicephore Niepce...
 

Seul le photo-graphe en traduira le sens: à nous de nous faire aussi notre histoire et de lui attribuer une "légende"...La promotion 48 de l'école du TNS regorge de jeunes recrues talentueuses, solidaires et fédérées au coeur d'un métier qui fait corps et graphie , en bonne compagnie; cum- panis partageux! La scénographie en ombre portées ou silhouettes noir et blanc est scintillante comme du papier photo et les poses lascives de ces jeunes artistes parfois sont  aux antipodes de ce que l'on pourrait imaginer de ces soldats de l'information imagée.Paradoxe que ces "dandys", "beaux parleurs" ou véritables militants de l'art au service de la réalité.Y- a pas photo, ils sont une révélation...


[Texte]
Librement adapté des écrits de Susan Sontag, Robert Capa, Hervé Guibert, Julie Héraclès et des entretiens d'Henri Cartier-Bresson et George Rodger

[Mise en scène] Sarah Cohen
[Dramaturgie et collaboration artistique] Louison Ryser
[Scénographie] Nina Bonnin
[Costumes] Noa Gimenez
[Lumière] Marie-Lou Poulain
[Son] Macha Menu
[Régie générale, plateau et vidéo] Corentin Nagler


Avec 

Miléna Arvois - Susan Sontag
Aurélie Debuire - Inge Morath
Ömer Alparslan Koçak - George Rodger 
Steve Mégé - Henri Cartier-Bresson 
Nemo Schiffman - Robert Capa 
Ambre Shimizu - Eve Arnold et Une femme 
Bilal Slimani – David Seymour, dit «  Chim  » et Ernest Hemingway
Costumes et décors réalisés dans les ateliers du TnS.

Sarah Cohen et l'équipe tiennent à remercier Clarisse Bourgeois et l'Agence Magnum pour leur confiance, et Clara Bouveresse.

Au TNS GRUBER jusqu'au 1 MARS 

Le Point de vue du Gras est la première photographie1,note 1, permanentenote 2, réussienote 3 et connuenote 4 de l'histoire de la photographie. Elle est l'œuvre et l'invention de l'inventeur français Nicéphore Niépce qui réalise la prise de vue en 1827 de sa maison de Saint-Loup-de-Varennes près de Chalon-sur-Saône en Saône-et-Loire.

 

vendredi 7 février 2025

VOICE NOISE , Jan Martens / GRIP : o solitude...Les sons du corps

 


Depuis l’Antiquité, l’histoire des hommes est aussi celle d’un silence imposé aux femmes, dont la voix a souvent été associée à l’irrationnel, à la monstruosité et au désordre. Tel est le constat de l’écrivaine Anne Carson, dont l’essai The Gender of Sound (1992) est le point de départ de la nouvelle création de Jan Martens. Puisant dans un large corpus sonore des cent dernières années, le chorégraphe flamand fait résonner ce qui a été tu : des morceaux et des tonalités méconnus, des voix de femmes novatrices et disparues de l’histoire de la musique. Faisant confiance à la puissance évocatrice du son – du murmure jusqu’au chant –, il lui donne forme à travers le corps : celui de six danseuses et danseurs, dont il laisse s’exprimer l’individualité. Sans abandonner complètement l’organisation quasi géométrique des corps dans l’espace qui constitue sa marque de fabrique, le chorégraphe invite les artistes à s’émanciper peu à peu des cadres. Pour mieux écrire une contre-histoire sonore et gestuelle.


Le plateau s’anime peu à peu de la présence des artistes ; les micros en tête de gondole présupposent des prises de parole individuelles. C’est ce qui ne manque pas de se produire en ouverture, prologue de cette pièce somnambulique qui se profile.

Des individus, tous physiquement très différents : une petite femme aux côtés d’un immense homme à la peau noire, quatre autres interprètes pour rééquilibrer les contrastes saisissants. Dans l’ombre ou la lumière, les corps se sculptent à l’envi, passages ou arrêts sur image flottants. Les sons sortent et sourdent des lèvres, de la glotte, du pharynx : premiers cris ou dernier souffle nous rappellent que la danse est respiration, souffle de vie. Très inspirée de ces éléments fondamentaux, la danse exulte et se répand, plutôt dans la verticalité, la saccade, le déhanchement tectonique du corps d’une des danseuses, le short partagé entre yin et yang.

Les autres personnalités déploient un savant savoir-être solitaire, tant leur gestuelle est taillée à la mesure de la musicalité de leur corps. Les sons naviguent dans l’espace, les voix s’articulent sur des morceaux de musique choisis pour leur étrangeté. Beau travail de résonance, de tenue, de soutien, phonant avec délice dans des textures vocales, timbres et hauteurs variés.

Sur cette estrade toute noire et scintillante, les lumières divaguent, poursuivant les protagonistes de cette messe secrète, office singulier de participants à la recherche de leur identité vocale. Unisson rare et précieux parfois, qui se diffracte vite en parcours d’électrons libres. Les silhouettes des danseurs, telles des ectoplasmes vivants, évoluent sur des partitions en équilibre sonore. Lenteur et concentration, focus sur l’ancrage pour une chorégraphie, ensemble de solitudes divaguant sur le plateau. Hypnotique ou quelque peu soporifique, la danse déroule ses méandres, sa rémanence optique comme une plaque tournante de béatitude.

Bruits, murmures, chuchotements et cris d’animaux forment un chœur distendu, éparpillé, chef de file d’une mélodie inconnue qui berce et interroge notre perception des sons. Pour mieux faire corpus dei d’une ode aux bruissements du monde.

Jan Martens intrigue et surprend, décale la narration vers des histoires de corps singulières, intimes, leurs échos comme une plainte de la déesse même des sons : en écho avec le monde environnant. Ce nom provient de la nymphe éponyme de la mythologie grecque, censée incarner ce phénomène.


 Au Maillon présenté avec POLE-SUD, CDCN  jusqu'au 7 Février 



mardi 4 février 2025

Emily Loizeau : atire d'elle : un hêtre vivant !

 


Après Icare, son album le plus rock, et une tournée triomphale, Emily Loizeau est de retour avec La Souterraine (septembre 2024). Ce nouvel opus creuse le sillon d’un virage vers des titres électriques, portés par l’interprétation intense et puissante d’Emily Loizeau accompagnée de ses talentueux musiciens. 

L’autrice compositrice et interprète reconnue (Prix Constentin, Chevaliere Arts et Lettres , Disque d’Or, Nomination aux Victoires de la Musique), revient nourrie de saines colères. Engagée, elle interroge les contradictions de la société moderne, et chante des thématiques difficiles et à la fois baignées d’espoir éperdu et déterminé. Emily Loizeau nous appelle à ne pas abandonner la lumière, pour regarder dans les yeux et vaincre la noirceur, et nous soulever ensemble pour rendre ce monde meilleur. 

Et sa grandeur est ici celle d'être présente intensément résurgence de musique comme des eaux souterraines émergeant d'un terrain perméable karstique. Car elle possède ces minéraux précieux qu'elle partage: le chant, le piano et une voix chaude et généreuse, vecteur d'énergie contagieuse. Se confronter avec deux guitares électriques et un batteur, c'est savoir s'entourer d'autres vibrations et construire un quatuor trèfle à quatre feuille gage de bonheur musical. Emily Loizeau parvient à entrainer son public dans un trajet, parcours inédit sur la planète terre: celle des aïeux sioux qui se battent pour défendre culture et territoire, celle d'une femme jeune afghane de 14 ans qui traverse les continents pour être enfin libre.Engagée, sincère, elle partage ses mots si précieux avec nous et permet un dialogue limpide et perméable. Souterrains et fondateurs d'une communication encore possible ces temps difficiles pour la démocratie et la culture partagée. Et c'est avec bonheur qu'on la retrouve avec trois morceaux, où seule au piano elle se lâche et parvient à un lyrisme et une douceur non contenus. Alors qu'auparavant elle s'engageait dans une danse intense, forte presque violente où bien campée sur ses pieds nus, elle s'ancre dans le sol. La chorégraphie de Juliette Roudet, sur mesure et en cadence pour dévoiler toute la musicalité des gestes de la chanteuse, enivrée de rythmes.Le soulèvement à la Didi Huberman comme bréviaire et acte de foi. Belle prestation qui atteste des recherches de l'autrice et chanteuse sur la vie, le végétal, tout ce qui nous constitue et demeure en danger. Belle comme un soleil dans sa longue robe dorée, qui laisse découvrir un dos nu, splendide architecture mouvante.Son visage grave, sa bouche parfois arquée pour exprimer la douleur ou un sourire charmeur aux lèvres pour laisser passer le courant de ce flux souterrain qu'elle met au grand jour.Comme les eaux siphonnées des terres calcaires qui parfois deviennent rivière asséchée pour mieux surgir là où on ne les attend pas. La scénographie pleine de lumières et d'ombres portées sur de grands tissus ajoute poésie et espace à ce concert unique et plein de charme aussi. Électrique en diable. Et chi va "piano" va sano...

Chant, piano : Emily Loizeau Basse, claviers : Boris Boublil Guitare : Thomas Poli Batterie : Sacha Toorop

Au Preo Oberhausbergen le 4 Février

"Los días afuera" de Lola Arias :trans gressions operationnelles

 


Mêlant théâtre, images filmées, musique, danse et chant, Los días afuera – les jours dehors – fait une place aux récits de celles et ceux qui hier encore étaient relégué·es au plus bas de l’échelle sociale. Le spectacle est né de l’immersion pendant plusieurs mois de la metteuse en scène Lola Arias dans une prison de Buenos Aires au sein d’un groupe de 14 femmes et personnes transgenres. Jocelyn, Nacho, Estefania, Noelia, Carla, Paula ont tous·tes été marqué·es par le trafic de drogue et la prison en Argentine. Désormais libres, iels sont aide-soignante pour personnes âgées, chauffeur, barmaid, travailleuse du sexe, danseuse de voguing et acteur·rices de leur propre comédie musicale rock.
Un vent de liberté souffle sur le TnS.

Vous cherchez le perfect match entre Orange is the new black et Griselda ? Vous voulez faire voler en éclat vos fantasmes et vos a priori sur l’univers carcéral ? Faites-le avec Los días afuera.
 
 

On ne badine pas avec l'identité, ni avec l'authenticité dans ce show qui ravit et décontracte sur un mode ludique et festif. Parler de trans, de queer et de bien d'autres façons d'être au monde n'est pas chose facile ni aisée. Prendre le ton de l'humour et de la distanciation apparait comme un mode possible et efficace: avec de "vraies" personnes concernées par leur vécu qui tiennent le plateau en parfaites professionnelles de la profession. Six personnes donc pour abreuver témoignages, images filmées, saynètes et sketches sur le propos de la différence et de la post-prison. Un chalenge réussi qui tient en haleine de bout en bout tant la mise en scène, le jeu et les lumières confèrent à cet opéra bouffe incongru un caractère de music-hall hors norme. 
 

Pas de corps canoniques ni de paillettes ni de descente d'escalier ou de truc en plume. Mais des êtres humains façon comédie musicale colorée, enjouée mais si véridique. Chacun-ne prend la parole et se présente, les destins croisés ou parfois si uniques comme bouclier. La prison comme geôle durant des peines assumées pour faute d'avoir oser afficher et tenter de vivre leur identité. Dans un pays où de surcroit la tolérance et la bienveillance ne semblent pas de mise. Ce voyage en compagnie de nos anti-héros se déroule sur des praticables échafaudages, dans une piscine de pacotille, sur des rails glissants de la vie quotidienne post-carcérale. Ou dans une voiture rutilante qui contient cette solidarité, cette complicité entre corps méprisés, ignorés, malmenés par des interrogatoires d'embauche humiliants. Belle prestation généreuse et enthousiasmante que ce "Los dias afuera" mis en espèce d'espace et chorégraphié par Lola  Arias et André Servera avec brio et fougue. Un vrai divertissement qui, ose son non, sa dynamique, son écriture pour dénoncer à vif des conditions de vécu inimaginable. Le théâtre comme second souffle et réparation des destins cabossés par la loi et le mépris. Madame Arthur et le Cabaret Michou, très loin à l'horizon des temps révolus...Et la musique, le voguing comme toile de fond animant les corps, les voix et la narration jusqu'alors étouffés par le carcan social et sociétal. Une victoire sur l'enfermement et ses conséquences dramatiques du retour à la réalité
Et pour l'ambiance bon-enfant, désormais carte de visite du TNS, un petit orchestre argentin invité par la Maison de l'Amérique latine !

Avec Yoseli Arias, Paulita Asturayme, Carla Canteros, Estefania Hardcastle, Noelia Perez, Ignacio Rodriguez
[Et la musicienne] Inés Copertino
 
Au TNS jusqu'au 7 Février