Depuis l’Antiquité, l’histoire des hommes est aussi celle d’un silence imposé aux femmes, dont la voix a souvent été associée à l’irrationnel, à la monstruosité et au désordre. Tel est le constat de l’écrivaine Anne Carson, dont l’essai The Gender of Sound (1992) est le point de départ de la nouvelle création de Jan Martens. Puisant dans un large corpus sonore des cent dernières années, le chorégraphe flamand fait résonner ce qui a été tu : des morceaux et des tonalités méconnus, des voix de femmes novatrices et disparues de l’histoire de la musique. Faisant confiance à la puissance évocatrice du son – du murmure jusqu’au chant –, il lui donne forme à travers le corps : celui de six danseuses et danseurs, dont il laisse s’exprimer l’individualité. Sans abandonner complètement l’organisation quasi géométrique des corps dans l’espace qui constitue sa marque de fabrique, le chorégraphe invite les artistes à s’émanciper peu à peu des cadres. Pour mieux écrire une contre-histoire sonore et gestuelle.
Le plateau s’anime peu à peu de la présence des artistes ; les micros en tête de gondole présupposent des prises de parole individuelles. C’est ce qui ne manque pas de se produire en ouverture, prologue de cette pièce somnambulique qui se profile.
Des individus, tous physiquement très différents : une petite femme aux côtés d’un immense homme à la peau noire, quatre autres interprètes pour rééquilibrer les contrastes saisissants. Dans l’ombre ou la lumière, les corps se sculptent à l’envi, passages ou arrêts sur image flottants. Les sons sortent et sourdent des lèvres, de la glotte, du pharynx : premiers cris ou dernier souffle nous rappellent que la danse est respiration, souffle de vie. Très inspirée de ces éléments fondamentaux, la danse exulte et se répand, plutôt dans la verticalité, la saccade, le déhanchement tectonique du corps d’une des danseuses, le short partagé entre yin et yang.
Les autres personnalités déploient un savant savoir-être solitaire, tant leur gestuelle est taillée à la mesure de la musicalité de leur corps. Les sons naviguent dans l’espace, les voix s’articulent sur des morceaux de musique choisis pour leur étrangeté. Beau travail de résonance, de tenue, de soutien, phonant avec délice dans des textures vocales, timbres et hauteurs variés.
Sur cette estrade toute noire et scintillante, les lumières divaguent, poursuivant les protagonistes de cette messe secrète, office singulier de participants à la recherche de leur identité vocale. Unisson rare et précieux parfois, qui se diffracte vite en parcours d’électrons libres. Les silhouettes des danseurs, telles des ectoplasmes vivants, évoluent sur des partitions en équilibre sonore. Lenteur et concentration, focus sur l’ancrage pour une chorégraphie, ensemble de solitudes divaguant sur le plateau. Hypnotique ou quelque peu soporifique, la danse déroule ses méandres, sa rémanence optique comme une plaque tournante de béatitude.
Bruits, murmures, chuchotements et cris d’animaux forment un chœur distendu, éparpillé, chef de file d’une mélodie inconnue qui berce et interroge notre perception des sons. Pour mieux faire corpus dei d’une ode aux bruissements du monde.
Jan Martens intrigue et surprend, décale la narration vers des histoires de corps singulières, intimes, leurs échos comme une plainte de la déesse même des sons : en écho avec le monde environnant. Ce nom provient de la nymphe éponyme de la mythologie grecque, censée incarner ce phénomène.
Au Maillon présenté avec POLE-SUD, CDCN jusqu'au 7 Février