Pour Frédéric Flamand , actuel directeur du Ballet de Marseille, cette édition du festival de danse fut une "première" en tant que programmateur. Une façon de plonger dans une thématique qui lui est chère, "les mythologies" de notre temps qu'il décline en tant que chorégraphe depuis ses débuts, au Plan K à Bruxelles, lieu mythique de tous les possibles, de toutes les rencontres artistiques dans les années 1980...
Ici, il ne faillit en rien à cette "obsession" salvatrice qui libère une partie de son imagination de programmateur qu'il assume avec rigueur et audace.Les spectacles y sont le reflet d'une création contemporaine très inspirée, la démonstration (s'il le fallait encore) d'une assurance de ses choix, pointus, en empathie avec autant sa propre mémoire de chorégraphe (voir son spectacle "Moving Target" des années 1996) que le démarrage sur la scène de jeunes écritures de la danse actuelle.
Allons-y voir de près pour découvrir dans cette seconde catégorie, le sublime trio de la compagnie Ovaal, "To Intimate". Les chorégraphes et interprètes en sont Marc Lorimer et Cynthia Loemij, accompagnés au violoncelle live par Thomas Luks. Anciens danseurs de chez Anne Teresa De Keersmaeker, les voici immergés dans leur propre écriture, sensuelle, fluide, faite de multiples touches de désir, de plaisir qui donnent poids et gravité à un travail en dentelles de précision et de netteté du geste. Le duo est sobre, lui, ferme et gracile, elle en robe vintage, femme, attirante et simple, souriante, attractive. Leur histoire se partage sur le plateau avec la complicité singulière d'un violoncelliste qu'ils frôlent, leur échappe ou bien s'insinue dans leur espace. Un merveilleux jeu et déplacement de trois chaises en font une partition d'objets musicaux qui unifie leur démarche.En joués, mutins, émerveillés par ce qu'ils font et la danse qu'ils pensent si justement dans l'instant de l'existence qu'ils lui confèrent.Une pièce unique, rare qui se distille comme un alambic le ferait d'un bel élixir, ou une clepsydre de l'eau et de l'écoulement du temps. Une recherche qui fait mouche dans le panorama de cette "danse de chambre" à trois, formation majeure pour des instants en mode mineurs qui touchent et s'imprègnent nos sens et notre écoute. Un écrin pour la danse qui le laissera pas indifférent.... La communion des corps qui se frôlent, se touchent, se repoussent s'aiment ou s'ignorent est le plus bel acte de revendication d'un dialogue, loin de l'inhumaine communication de masse que nous imposent aujourd'hui les médias et leur flot d'images compulsives!Un face à face, un duo-duel qui a de l'allure, de l'allant et un fort gout de plus belles couleurs de parfums évaporés.
La compagnie de Michael Clark, programmée à la suite de cette ode à l'humain, fut un contraste troublant. Avec son "Come, been and gone" le trublion de la danse que nous connaissions de l'époque de Karole Ermitage s'est quelque peu assagit: il nous livre un hommage à ses propres "mythes", le rock, celui de David Bowie, de Lou Reed, de Iggy Pop.Un florilège très personnel qu'il revendique comme ses maitres à penser, à danser, à voir le monde."Rock is my rock" affirme Michael Clark et Brian Eno y est convoqué avec les fantômes de Kraftwerk et The Velvet Underground.Technique très virtuose à la Cunningham, poses, attitudes, versatilité du style où les directions opèrent un subtil jeu de volte-face vertigineux.Les danseurs se stabilisent, décrochent, renversent le bon sens et sèment une joyeuse polyphonie du geste, à l'unisson, en soliste, en autant de points dispersés dans l'espace. Les costumes, strictes, collent à la peau et arborent des couleurs flaschy, mode, sympa et aux lignes franches.Vitesse, agilité, complexité ajoutent à cette danse un zeste de distanciation salutaire qui ne fait pas oublier que le désormais "classicisme" de Clark est une "griffe" qui lui appartient , une signature lisible qui rend éclaboussante sa vitalité très domptée.
Aux lumière le fidèle Charles Atlas, l'homme plein de virtuosité dans le mouvement filmique, scénographique, qui accompagna Cunningham dans de folle parties vidéographiques et filmiques: une filiation efficace et tonique, loin d'une nostalgie ou de citations historiques.Clark est bien "moderne"!
Quant à la compagnie de Hofesh Shechter, le chorégraphe israélien coqueluche du public, c'est avec deux pièces pour hommes et pour femmes qu'il conquière la scène avec "Uprising" et "The Art of not looking back".
Sa danse quelque part héritée de Wim Vandekeybus et de La Batsheva Compagny est animale, virile et expose l'état d'oppression des corps, de guerre des forces vives qui s'affrontent et se coltinent à la violence.Puissance, rythmes appuyés des pas, des sauts des accolades et combats font de cette pièce une illustration percutante de l'art de la guerre politicienne, celle de l'humiliation, de l'étouffement des corps bafoués.Hommes puis femmes y expriment la volonté plaquée sur eux de l'autorité du chorégraphe qui en fait ses instruments de prédilection pour dénoncer doctrine et enfermement. C'est juste, rude, abrupte, en bloc, sans faille et sans possibilité de s'évader. Trop de tensions cependant nuisent à la réflexion: les idiomes sont dictés, pas de dialogue possible, on y étouffe comme sous un régime dictatorial et l'on souffre de manque d'oxygène. Mais n'est-ce pas là justement que se trouvent les enjeux que dénoncent la danse de Shechter par excellence?
MOVING TARGET
En programmant sa propre œuvre de référence, Frédéric Flamand prouve que depuis 1996, sa quête sur les mythologies se confond avec toute la construction de son univers chorégraphique et scénographique. Avec comme complices les scénographes, architectes et penseurs américains Diller + Scofido, il échafaude un monde virtuel fort et vraisemblable au point de faire fusionner vraisemblable et inouï. Utopie ou hyper réalité, on ne sait plus quel topos habiter, quelle pensée accompagner pour mener une destinée sensée. Le décor est planté dès les premières images du spectacle. Tel un chantier d'autoroute, barres, panneaux de signalisation, barrière jalonnent l'espace et les danseurs s'en emparent comme des prothèses, des obstacles, comme autant de handicap à surmonter.Vêtements fluos de chantiers, spots publicitaires à rebond et répétitions, le ton est jeté et l'on embarque au pays de l'absurde dans une hétérotopie singulière. Celle de Defoucault que Flamand se plait à citer. Le monde des autres, des espaces autres, où se meut l'humanité fébrile.C'est beau, emblématique et la poésie puissante de cette évocation des espaces à conquérir est édifiante, convaincante. Les textes et vidéo parsemés durant le spectacle donnent cette touche d'imprévisible et scandent le tempo.
Un immense miroir tendu au dessus des danseurs fait effet mécanique de doubler l'espace et transforme les corps vivant en autant de hiéroglyphes ou idéogrammes à déchiffrer.Comme un "codex", un livre référent ouvert à une autre lecture de l'univers. Ces petits bonshommes grouillants sur la toile expressionniste sont esthétiquement remarquables et font basculer la gravité avec humour et détachement. "Moving Target" fera date dans l'histoire de la scène et sa "résurrection" est un baume qui soigne les mots et les maux du monde pour une vision pas si absurde que cela de l'univers moderne.
Alors Frédéric Flamand, le fantaisiste, fit un petit écart de programmation avec la pièce multiforme et polyphonique "Emelyne House of Shame" de Christophe Haleb. Un flot insaturé de fantaisie scénographique dédiée au salon des Ambassadeurs du Palais des Festivals à Cannes. Un vent de folie souffla trois heures durant sur le public convié à une party échevelée, disjonctée, au ton provoquant autant que bonenfant!
Puis, avec la programmation judicieuse de pièces chorégraphiques dédiées au Junior Ballet de l'école de Rosella Hightower qui célébrait ses 50 ans, le ton était fort différent mais non moins scintillant et astucieux. Des chorégraphies de Bagouet, Maillot et d'autres chorégraphes "maison" permettaient à de tous jeunes interprètes de se frotter à des univers différents, variés. De très belles prestations, de la danse pensée, vécue de façon très mature par des danseurs non formatés, d'une belle sensibilité.
La compagnie d'Emio Greco, chorégraphe radical et radieux, italien présentait "Rocco" une libre adaptation de l'univers du film "Rocco et ses frères" de Visconti. Evocation de la boxe, certes, dans une scénographie en forme de ring, mais bien plus que cela. La vitesse, le mouvement, les touches, les esquives foisonnent dans deux duos successifs, ceux de Mickey costumés, caricature d'arbitres, masquant la réalité triviale de ce sport de combat Duo aussi de danseurs loin des canons glorieux de corps d'athlètes qui se cherchent sur le ring. Puis tout tourne autour d'un quatuor final somptueux où force et amour se conjuguent au delà de la violence ou du combat. Une pièce sobre et envoutante où la tension, maintenue sur le fil est un plus dans l'exposition d'une réflexion sur la précipitation du monde. Son anxiété, ses angoisses, sa lutte pour la survie.
Le festival par la pertinence de son fil d'Ariane, les "mythologies" est un événement réfléchi, conducteur de sens et de partage de visions multiples sur nos possibilités d'échapper à la confusion omniprésente de tout et de rienque l'on nous jette en pâture à chaque instant. De bonnes clefs pour ouvrir d'autres portes!