Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich est une chorégraphie de
danse contemporaine de la
chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker, créée en
1982 pour deux danseuses sur des compositions de
musique de phase de
Steve Reich.
Fase est la deuxième composition d'Anne Teresa De Keersmaeker, dont l'écriture fut initiée en
1980 lors de son séjour aux
États-Unis et terminée à son retour à
Bruxelles l'année suivante. La création de la version intégrale a eu lieu le
18 mars 1982 au
Beursschouwburg de Bruxelles. Cette œuvre est considérée comme une pièce séminale du travail de la chorégraphe
[1],[2],[3],[4] et une chorégraphie majeure de la danse contemporaine mondiale
[5],[6],[7].
Cette œuvre est composée de quatre mouvements distincts, constitués de trois
pas de deux et un solo, qui reprennent directement les titres de quatre œuvres de Steve Reich —
Piano Phase (1967),
Violin Phase (1967),
Come Out (1966) et
Clapping Music (1972) —, pouvant tous être interprétés isolément ou de manière combinatoire. Dansé pendant des années avec sa complice
Michèle Anne De Mey, Anne Teresa De Keersmaeker a obtenu en 1999 pour cette chorégraphie un
Bessie Award à
New York.
Fase
est régulièrement programmé depuis 30 ans dans le cadre de différents
spectacles ou manifestations culturelles à travers le monde cumulant
plus de 160 représentations. Cette pièce marque le renouveau du lien
étroit entre la danse et la musique que développera Anne Teresa De
Keersmaeker tout au long de sa carrière
[1] et son succès immédiat fut également l’élément déclenchant pour la fondation de la
compagnie Rosas en 1983 à
Bruxelles par la chorégraphe belge.
Historique
Après
Asch, première œuvre d'Anne Teresa De Keersmaeker datant de 1980, l'ensemble
Fase
constitue la deuxième chorégraphie de la jeune artiste flamande. Il se
compose de quatre mouvements écrits en réalité en deux temps et en deux
lieux différents. Les mouvements
Violin Phase et
Come Out ont été créés aux
États-Unis en
1981 dans le cadre des études d'Anne Teresa De Keersmaeker à la
Tisch School of the Arts de l’
Université de New York (NYU) de 1980 à fin 1981
[8],[9], alors que
Piano Phase et
Clapping Music furent conçus après son retour à
Bruxelles en janvier
1982[4],[10]. Les répétitions de l'ensemble ont été réalisées avec
Michèle Anne De Mey[notes 1] – qui prit part à la création lors des répétitions avec De Keersmaeker – au studio du Trojaanse Paard de la compagnie de
Jan Decorte à
Schaerbeek. La première de
Fase, four movements to the music of Steve Reich eut lieu le
18 mars 1982 au
Théâtre de la Bourse de
Bruxelles, et la pièce fut donnée dans différents centres culturels flamands cette année-là avec le soutien d'
Hugo De Greef[11]. Le succès immédiat de
Fase et la reconnaissance internationale d'Anne Teresa De Keersmaeker se concrétisent en
1983 lors du
Dance Umbrella Festival de
Londres puis lors de sa présentation au
Centre Pompidou à
Paris[4]. Durant la période allant de 1982 à 1985
Fase est donné plus de cent fois
[12] et la carrière de la chorégraphe est dès lors lancée en Europe
[4],[13].
Dansé durant de nombreuses années par le duo
Anne Teresa De Keersmaeker et
Michèle Anne De Mey, invitées à se produire dans le cadre de festivals internationaux, les représentations de
Fase furent interrompues entre 1985 et 1992 ; la chorégraphe ayant décidé de ne plus interpréter la pièce
[14],[15]. Poussée par l'envie de danser à nouveau
[15],
alors qu'elle s'était éloignée de la scène pour se consacrer
exclusivement à l'écriture chorégraphique, De Keersmaeker la reprogramme
ponctuellement à partir de 1992, accompagnée alors par une autre
danseuse,
Tale Dolven, pour les duos. Le succès de
Fase contribua pour beaucoup à la création de la
Compagnie Rosas, l'année suivante en 1983. L'importance de cette pièce et la reconnaissance croissante de la compagnie, feront que
Fase sera jouée en 1985 avec les membres du
Steve Reich and Musicians
qui donnèrent une interprétation en direct de la musique, à l'occasion
de la fin de la tournée internationale de la pièce initiée en 1982
[3].
Steve Reich, qui avait donné son accord en 1982 pour l'utilisation de ses compositions
[16], alors que De Keersmaeker travaillait à New York en 1981 avec trois des membres du
Steve Reich Ensemble[4] (Edmund Niemann et Nurit Tilles aux pianos, Shem Guibbory au violon
[13] qui joueront durant deux ans la musique sur scène avec la compagnie), n'a vu
Fase réellement pour la première fois qu'en
1998 lors du retour de l'œuvre à
The Kitchen à
New York. Il écrira à ce propos :
- « Ce n'est qu'en 1998 que j'eus l'occasion de découvrir Fase,
le chef d'œuvre qu'elle avait élaboré à l'époque. Jamais je n'avais vu
une telle révélation chorégraphique à partir de mon travail. Elle avait
totalement compris l'essence de mes œuvres de jeunesse[17] »,
allant jusqu'à déclarer que le travail de Anne Teresa De Keersmaeker
« était équivalent à la musique. Sur le plan émotionnel et
psychologique, j'ai senti que j'avais appris quelque chose à propos de
mon propre travail[notes 2],[13]. »
Reich imposera la présence de la pièce l'année suivante au festival du
Lincoln Center pour une rétrospective consacrée à son œuvre
[10]. À cette occasion, Anne Teresa De Keersmaeker recevra un deuxième
Bessie Award
« Pour récompenser la grande théorie d'ensemble du nombre et de la
danse, le plein épanouissement de rigueur intellectuelle et de sens
musical, le désir brûlant du corps et de l'esprit incarnés dans les
vingt ans d'histoire de Rosas, et plus emblématiquement dans son atome
de départ, Fase »
[10]. Également en hommage,
Fase, qui fut jouée à la
Brooklyn Academy of Music en octobre
2006, a lancé l’ouverture de la célébration par la ville de
New York du 70
e anniversaire de Steve Reich lors du festival
Steve Reich @ 70[14]. La partie
Piano Fase, dansé alors par
Cynthia Loemij et
Tale Dolven, a été incorporée dans la création
Steve Reich Evening qui fut donnée dans de nombreuses villes dans le monde entre 2006 et 2008. Du 12 au 16 janvier 2011, la section
Violin Fase est de nouveau dansée par Anne Teresa De Keersmaeker au
Museum of Modern Art de
New York dans le cadre des «
Performance Exhibition Series » sur le thème du tracé dans l'art du
XXe siècle
[notes 3],[9],[18],[19]. La même année en mars, l'ensemble est dansé intégralement par Anne Teresa De Keersmaeker et
Cynthia Loemij dans le cadre d'un cycle répertoire organisé par le
Kaaitheater et incluant quatre pièces fondatrices de la chorégraphe
[20] puis donné à nouveau pour trois représentations en juillet en complément de la création de
Cesena lors du
festival d'Avignon, cette fois-ci avec
Tale Dolven comme partenaire
[21].
Présentation générale
Fase est une œuvre en quatre mouvements
[notes 4] :
- Piano Phase[22] ;
- Violin Phase[23] ;
- Come Out[24] ;
- Clapping Music[25].
Elle est constituée de trois duos sous la forme de
pas de deux et d'un solo (
Violin Phase),
pouvant être joués séparément ou partiellement mais constituant un
tout. Sa durée d'exécution totale est d'environ 50 minutes. Elle est
intimement liée à la
musique de phase de
Steve Reich que De Keersmaeker a découverte à
New York
entre 1980 et 1982 lors de ses études à NYU et qui sera dès lors « le
compagnon de route et le point d'ancrage » de la chorégraphe
[5]. Comme la musique qui le supporte, le principe de base de
Fase est une écriture chorégraphique épurée voire austère
[26],
extrêmement rigoureuse, mathématique et géométrique avec l'alternance
de l'utilisation du cercle et de la ligne droite. La chorégraphe
reconnaît elle même que la pièce est « radicale » basée sur la recherche
de ce que son corps voulait alors exprimer avec une espèce de
« non-savoir-faire
[20] ».
Fase est composée de cycles répétitifs de mouvements simples
jouant sur la performance extrêmement physique de maintien du rythme et
la logique du
déphasage/rephasage lors des duos
[notes 5],[3]. Bien qu'il s'agisse d'une écriture dite «
minimaliste », le mouvement est expansif et évolutif
[27], utilise la déclinaison autour du motif central, et est techniquement extrêmement difficile à tenir
[notes 6].
Fase puise une grande partie de son inspiration d'une part dans les processus d'accumulation de
Trisha Brown que De Keersmaeker admire et d'autre part dans le travail de
Lucinda Childs[28] qui durant les années 1960-1970 collabore étroitement avec l'école minimaliste new-yorkaise au sein du
Judson Dance Theater et notamment avec le compositeur
Philip Glass et le plasticien
Sol LeWitt qui réalisent respectivement la
partition homonyme et la scénographie/vidéo d'une des plus importantes pièces de Childs intitulée
Dance[29] et créée à la
Brooklyn Academy of Music en 1979
[30]. Cette œuvre, et en particulier ses deux premiers mouvements, inspire à Anne Teresa De Keersmaeker la composition des parties
Violin Phase et
Piano Phase
où se retrouvent des bases stylistes similaires, des techniques épurées
(jetés des bras et des jambes, mouvements répétés), et quelques
principes chorégraphiques (décalages, utilisation du cercle et de la
ligne)
[30]
qui sont toutefois poussés à l'extrême dans la proposition de la
chorégraphe belge, en raison notamment de l'utilisation de la musique de
Reich, plus théorique et radicale que celle de Glass sur les principes
de répétition de motifs et de décalage de phases.
L'éclairage, réalisé par Remon Fromont et Mark Schwentner, est une part essentielle de la mise en scène de
Fase puisqu'il donne à voir et accentue
[16],
notamment grâce aux ombres chevauchantes générées lors du premier
mouvement, les processus de décalages tout en donnant l'impression que
les danseuses sont alternativement cinq ou six et non deux
[31], à la manière de l'utilisation de la vidéo projetée de Sol LeWitt par Lucinda Childs pour
Dance.
Par ailleurs, les costumes simples presque austères – petites robes
grises et mauves, tournoyantes, baskets et socquettes blanches
enfantines dans les deux premiers mouvements, puis pantalons et chemises
serrées ensuite – seront eux aussi une marque de fabrique durant de
longues années de l’identité visuelle de De Keersmaeker
[1].
Premier mouvement : Piano Phase
Écrite lors de son retour à Bruxelles en 1982, il s’agit probablement
de la partie la plus célèbre de l’œuvre, et la plus jouée
indépendamment des autres mouvements. Peut-être aussi la plus
spectaculaire car certainement la plus visuelle en raison du jeu
d'ombres portées démultipliant les danseuses. Dans cette première
partie, De Keersmaeker expose les bases de sa danse répétitive et donne à
voir le processus de
phasage/déphasage de la célèbre musique
Piano Phase de Reich composée en
1967.
Les deux danseuses, éclairées puissamment par quatre projecteurs
latéraux créant leurs ombres individuelles et superposées sur un fond
blanc, vont répéter pendant environ 15 minutes un mouvement de balancier
du bras et du corps, associé à un demi-tour saccadé ponctuel et
vigoureux, entrecoupée d’une montée sur une pointe de pied laissée en
suspens avant de reprendre la séquence
[12].
Suivant la musique et son principe de décalage de phase, l’une des
danseuses va accélérer son mouvement d’un douzième de phase, décalant
ainsi par rapport à sa partenaire sa séquence, jusqu’à l’opposition de
phase, et au rephasage complet après quelques minutes
[12].
Les deux danseuses restent alignées dans un même plan, mais vont
progressivement et insensiblement bouger vers l’avant de la scène en
créant un déplacement diagonal (avec notamment deux passages dans un
plan perpendiculaire au plan initial, face spectateurs), continuer leur
séquence sur ce nouveau plan, avant de regagner le plan initial à la fin
de l’œuvre musicale retrouvant une nouvelle fois la synchronicité du
début de la pièce
[32].
Deuxième mouvement : Violin Phase
Représentation schématique du motif en rosace résultant, du sens de déplacement et de l'ordre d'exécution des mouvements de Violin Phase.
C’est le solo de l’ensemble, dansé par Anne Teresa De Keersmaeker –
cette fois dans un cercle giratoire éclairé de manière zénithale – sur
Violin Phase, œuvre que Steve Reich a composée en
1967. Cette partie, d’une durée d'environ 18 minutes, est en réalité la première écrite par la chorégraphe et donnée en
avril 1981 dans le cadre du
Festival of the Early Years de l'
Université d'État de New York (SUNY) à
Purchase dans l’
État de New York[8],[19]. Elle est directement inspirée du second mouvement de
Dance (1979) de
Lucinda Childs. Anne Teresa De Keersmaeker utilise également un motif de pirouette proche de celui de
Piano Phase
en joignant de manière rigoureuse les différents points cardinaux du
cercle imaginaire autour duquel évolue la danseuse de manière
alternativement centrifuge et centripète. Seule l’épure du geste et des
mouvements du corps sont montrés dessinant au sol de la pointe du pied
une rosace fictive de huit segments (celle-ci est explicitement montrée
avec les dessins dans le sable que trace Anne Teresa De Keersmaeker dans
la vidéo de
Thierry De Mey de 2002
[23] ou bien lors des représentation au
MoMA
à New York en 2011 reprenant pour la première fois ce dispositif sur
scène à des fins pédagogiques autour du thème de « la ligne au
XXe siècle[9],[19] »).
Le mouvement culmine autour d'un point d'orgue musical et
chorégraphique vers les deux-tiers de la pièce par un triple mouvement
de balancier qu'effectue la danseuse au centre du cercle créé avec sa
jambe droite tout en restant en équilibre sur la jambe gauche immobile,
puis qu'elle réitère plus succinctement aux quatre points cardinaux
[8]. La rotation des figures et de la danseuse, amplifiée par celui de la robe légère, font tout à la fois référence à la
circumambulation spirituelle et physique de la danse
Samâ' des
derviches tourneurs soufiques
et aux danses enfantines et espiègles des petites filles faisant
tourner leurs robes et apparaître leurs culottes lors des bals de
village
[8],[19].
Certains des mouvements de cette partie deviendront des motifs
typiques, des signatures, des chorégraphies ultérieures de la
chorégraphe telle l'utilisation de la spirale qu'elle considère comme le
« mouvement absolu »
[notes 7] et que l'universitaire Philippe Guisgand qualifie d'« obsession spatiale majeure de De Keersmaeker
[3] ». Elle-même confirme cette idée en déclarant en 2002 à propos de l'ensemble de son œuvre que
«
Violin Phase est le noyau qui contenait tout ce qui a suivi
[33] »
Dans ce mouvement, Anne Teresa De Keersmaeker démontre que la musique
ne peut pas être qu'un simple accompagnement de la danse. Pour elle,
son travail consiste en réalité à aborder un aspect essentiel de
l'écriture musicale et d'en faire un fondement de sa grammaire
chorégraphique, que ce soit par l'utilisation de l'espace, du temps ou
du geste lui-même. Ainsi la partition de
Violin Phase, qui s'inscrit dans la forme du
rondo, implique, par transposition littérale, l'utilisation du cercle pour la composition chorégraphique
[3].
Troisième mouvement : Come out
Ce mouvement d'environ 11 minutes a été écrit avec Jennifer Everhard,
une condisciple de Anne Teresa De Keersmaeker, et joué indépendamment
de l'ensemble pour sa première en octobre 1981 à la
Tisch School of the Arts de
NYU.
Sous deux lampes suspendues, les danseuses dès lors vêtues de pantalons
gris, chemises claires et bottines, assises sur leurs tabourets,
répètent sept mouvements distincts de bras et de bustes
[34],
sans se lever, de manière extrêmement saccadée et chaotique, mais en
tournant progressivement au rythme de la phrase enregistrée «
Come out to show them » de
Come Out, la seconde œuvre écrite par Reich en
1966[32].
Cette partie est une illustration assez figurative du contexte
historique de la composition de Reich, écrite dans à la suite des
émeutes de la population afro-américaine réclamant l'application des
droits civiques. En particulier, les mouvements des danseuses miment la phrase initiale :
« I had to, like, open the bruise up and let some of the bruise blood come out to show them » (signifiant : « J'ai du ouvrir mes bleus et laisser le sang couler pour leur prouver »
[notes 8]) sous la lumière crue de deux lampes à lumière crue évoquant un interrogatoire brutal dans un poste de police
[16].
Ce mouvement constituera par ailleurs la base de travail du deuxième mouvement de
Rosas danst Rosas, la chorégraphie suivante de Anne Teresa De Keersmaeker écrite en 1983.
Quatrième mouvement : Clapping Music
Également écrit lors de son retour à
Bruxelles en 1982, ce mouvement final est constitué par le déplacement en diagonale des deux danseuses, depuis l'arrière-scène
côté cour vers l'avant-scène
côté jardin en passant à la verticale des deux lampes de
Come Out où se finira le mouvement, sur la base d'un simple mouvement synchrone/asynchrone de leurs pieds allant des
demi-pointes
aux pieds à plat sur le sol, avec flexion brusque des genoux en tension
accompagnée d'un mouvement opposé des bras en demi-flexion
[3]. Il dure 4 à 5 minutes et suit les douze temps de déphasage des battements de mains de
Clapping Music (
1972) réalisé en direct par deux personnes.