mercredi 11 mars 2020

"A Vue": le grand dégenrement ! A hue et à Dada !

À vue

Brigitte Seth & Roser Montlló Guberna de la Compagnie Toujours Après Minuit.


© Christophe Raynaud de Lage

 Bien connues du public de POLE-SUD, Brigitte Seth et Roser Montlló Guberna conjuguent avec jubilation danse, théâtre et musique. Dans leur récente création À vue, les deux artistes ont conçu un épatant jeu de piste autour des identités. Une façon de brouiller les genres qui fait place à l’altérité.
Au théâtre, que signifie percevoir l’autre en réel ? Observer, peut-être, des personnages qui changent à vue d’œil, dans l’espace de représentation mais aussi en dehors. Métamorphose des corps qui ouvre d’autres possibles autour d’un scénario basé sur l’état de passage, la transformation. Car il s’agit ici de bouleverser les perceptions visuelles, physiques, et même celles du sens. Sur scène, trois interprètes, un homme et deux femmes, le premier déguisé en femme, les secondes en hommes, tous trois en quête d’être...un autre. Ils ne racontent pas d’histoires mais entrent en dialogue.
Le texte oscille entre interrogatoire et confession. Dérèglement, révélation, invention, le burlesque n’est pas loin pour questionner ces façons d’être, ailleurs que dans la norme. Où l’on retrouve les grands thèmes de Brigitte Seth et Roser Montlló Guberna, qui se sont fait une spécialité de ces étranges troubles d’identités. Depuis leur duo El como quieres et jusqu'à leurs spectacles de groupe comme Esmérate ! (Fais de ton mieux), elles examinent l’humain avec humour, sous toutes ses coutures, de son intransigeance à sa vulnérabilité, de son aliénation à sa liberté d’être et d’envisager l’autre.
France, Espagne / Trio / 1h15

Ne tirez pas sur les artistes, "à vue", ne vous laisser pas ravir tout de suite non plus: attendez l'immersion totale pour gouter aux affres et aux péripéties vocales et corporelles de ces trois personnages, bien "typés", en tout genre , en toute "mascarade" caparaçonnée.
Hommes en tailleur- costume masculin bien genré, deux personnes respectables, un Laurel débonnaire qui cause et s'exprime par le verbe, un autre plus destiné à la vision plastique d'un corps très mouvant qui tangue sur son tabouret, se joue des espaces, en "état de siège" permanent
Salle d'attente ou commissariat de police: où sommes nous sinon dans des univers où la conformité est de règle, où les normes sont valeurs sûres et irrévocables. Comment vivre , surnager, respirer dans cette atmosphère confinée de culpabilité, de faute à expier: lesquelles ? Celles d'être soi, différent, unique et responsable de son corps, de sa voix, de ses propos, de ses propres envies et désirs.
Tisane, infusion de  bien "hêtre", bien naitre!D'être homme ou femme, homme et femme, être hybride ou androgyne: "je suis en transe, je suis sexuelle" s'exclame Hardy, face à son-sa partenaire qui dévoile un sein généreux, qui explose,qui sort de son chemisier: icône frappante, très plastique, impertinente et indisciplinée qui montre combien la force de la suggestion va au delà des tabous. Un corps "conforme", normé n'est ici pas de mise.Dans des poses arachnéennes, Roser évolue, telle un animal dansant la tarentelle, souple, bondissante,  "Qu'est-ce qui vous amène" ? Quelle motivation, quel motif nous habite pour avancer?
Les visages se métamorphosent sous des lumière projetées, voilant la face comme un trombinoscope, un photo maton pour mater les êtres, les confiner. Sur une musique répétitive, la danse aux accents très "masculins" de Roser fait mouche Simulation de masturbation discrète, jambes ouvertes, poses et postures machistes, incarnées par une femme, costumée en homme, lui-même perruqué en femme: la mise en abime est drôle, désopilante et dramatique, pathétique aussi.
Un magnifique duo entre les deux protagonistes, dégenrées, comme une sculpture de corps enlacés, les lumières dessinant les contours charnels de ses corps désireux, désirables. Au ralenti.Presque acrobatique.
Un compère, Sylvain Dufour,fait enfiler à une "créature" des "marcels" successifs dans un consentement feint. Curieuse transformation, métamorphose d'un être non identifiable, mais vivant. Le visage caché dans les mains, les chaussures à talons rouges très seyantes, pour stigmatiser la féminité: talons aiguilles à la Almodovar, comme parfois le jeu de Roser Montllo rehaussé par un accent et des tonalités hispanisantes. "Nom, prénom, nom": l'interrogatoire n'est pas terminé dans ce huis clos policé: hors de tout soupçon, innocente créature, accusée de rien, sinon d'être différente.
Deux "jumelles" sœurs de fratrie, en robe grise des années 50 mènent le jeu et acculent la victime en proie à la désobéissance à se révéler. A l'ignorance aussi qui fait tant de ravages: aimer, ne pas casser, comprendre, évaluer, considérer l'autre sans le téléguider et l'humilier.
Traque, poursuite, chasse à courre ou simple détention provisoire au cabinet, au "poste" de police, au tribunal...Dans la salle d'attente, le corps de Brigitte Seth vacille: chez le psy, en garde à vue, en situation d'accusation. Le verbe la défend, les arguments sont corps et voix dans ces beaux duos, trio où une musique de fanfare vient mettre son grain de sel et pimenté les situations; la dramaturgie opère, des marches impatientes traversent le plateau, déterminent l'espace au delà du quadrillage au sol, parking à la Dogville ou Holy Motors cinématographiques. Les jambes de Roser comme des personnages, s'étirant, sensuels, loquaces membres animés de sensualité savoureuse.
"Le genoux de Claire" comme référence à certaines parties du corps si éloquentes.
Un solo, très "dada" de notre araignée, en "bonne sœur" déjantée à la Hugo Ball, traverse le plateau et vient s'écraser au sol, atterrissage sur le tarmac, improbable visite au pays de la norme: c'est énorme et frappant!
Corps machine de ce "jeune homme" en slip noir et soutient gorge, détraqué, à toute blinde , à brides abattues. Être un oiseau, un échassier, jambes nues, longues et fascinantes pattes à modeler le genre: serait- ce le "destin" de Roser, son désir? Être "debout", se tenir droit chez l'humain dans la souffrance: telle serait la question. Mais la colonne vertébrale est courbe alors à quoi bon s'échiner à l'impossible? "Imposture" que cette "station" verticale !
Au finale, trois sculpture dégenrées, robe noire pailletée, chemise et cravate, sous-vêtement comme ornement: tout bascule définitivement dans l'absurde et le beau: tableau à la Bacon, figures et défiguration du geste, de la pause, de l'apparence.
Qui sommes-nous?

"A vue": un titre qui dépote, questionne, accuse aussi. Décale et traque l'artefact: c'est l'auteur Jean Luc A. d'Asciano qui fait levier et inspire le spectacle. Une démarche commune des comédiennes en sa présence pour créer du corps-texte, du geste écrit et incarné pour l'occasion. Création à part entière, commune, du sur mesure taillé dans verbe, mots et matière corporelle pour vivre sur scène un destin éphémère.
Montrer sans artifice, comme un jeu d'enfant cette marelle, scrabble inventif. Les espaces se révèlent: exposition et représentation, intermédiaire aussi, no man's land habité par des errances d'identités nomades.
Surtout "ne pas tout dire" ni décrire comme dans un roman: suggérer finement innommable, l'indicible.
Sur "un plateau", servi par des protagonistes doués de mutations diverses et variées; course de "serveur", de passeurs d'informations secrètes.
Et si l'entretien , la visite médicale ou l'interrogatoire sont montrés du doigts comme des instants inhumains, c'est aussi grâce aux talents de ces comédiennes-danseuses, diseuses de bonne aventure que l'on doit cette pertinence dramatique Ici on forme la personne "à ne pas répondre" et donner moins de place aux mots. Robert Walser, Gertrud Stein veillent au grain.
Avec ce "théâtre qui danse" et cette "danse qui joue" Roser et Brigitte incarnent le trouble et ce palimpseste qui les traverse opère à fond. Des empreintes qui traversent le corps, écrivent leur histoire  dans une grande liberté de "règles du jeu" à transcender.
"Ce qui sort, ça me dépasse" confie Roser et ceci dans une sorte de transe incontrôlée, vivante.Débridée. Parler pour continuer à avancer, comme une bonne pioche dans le Talmud où la discussion est toujours ouverte et de bon aloi.Un système original de rhétorique incontournable pour nos avocates du diable qui le traquent et le convient à la barre, sans miroir, au "milieu" du studio.
Les armes ancestrales du théâtre, brandies comme des trophées, instruments de recherche et observatoire du monde: les "accessoires" aussi, aidant à la mutation lente mais certaine des pensées, actes chorégraphiques qui s'inscrivent sur le plateau comme autant de "signatures" cocasses.


Mardi 10 Mars 2020 à Pole Sud

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