Trois spectacles, trois créations, trois autrices, chorégraphes tiennent le haut du pavé dans la cité-agora de la Danse et développent avec bonheur leur univers, leurs recherches, le fruit non "défendu" de leurs rencontres...
Transes en danse: la case aux folles
C'est avec "Prophétiques (on est déjà né.es) que Nadia Beugré aborde de toute sa peau la question des transgenres dans son pays d'origine, la Côte d'Ivoire. Sa fréquentation assidue des membres de cette communauté répudiée, rejetée la mène à imaginer un opus riche et généreux, pétri de l'énergie débordante de ses interprètes, toutes issues du milieu. Elles nous attendent déjà sur la scène du Théâtre de la Vignette", joyeuses, radieuses, pétillantes, malicieuses, espiègles. Affirmant avec leurs corps costumés, bigarrés, leurs identités singulières, uniques et respectables. C'est là tout le travail de considération, de respect de la chorégraphe qui se déroule sur un rythme délirant, fait de gestes de voguing, de coupé-décalé revisité. L'ambiance est sauvage, alerte, fumeuse, et tonitruante. Le cabaret n'est pas loin, les divas se profilent à l'envi, les gestes sont décalés, drôles sans agressivité ni vulgarité.Un endroit, la scène, tout trouvé pour exprimer une exubérance, une tonicité hors norme, jouissive et façonnée d'une certaine révolte. Un lieu pour exister aux regards des autres qui auraient encore des préjugés sur ces personnalités "ambiguës", extra-ordinaires qui hantent aussi les fantasmes de plus d'un simple citoyen. Et Nadia Beugré de recevoir le prix "nouveau talent chorégraphique" de la SACD....
Trouver sa place aussi hors du territoire ordinaire de ces femmes laborieuses le jour, qui se cachent et se réunissent la nuit pour exprimer toute leur richesse, leur talent d'artiste, d'être humain. Nadia Beugré livre ici un manifeste riche et généreux où la danse, le mouvement incessant, les cris et rires, les éclats de voix fusent et ravissent.Acrobaties, roulades, élucubrations "en tout genre", fantasques et débridées. Elles se maquillent, transforment leur aspect devant nous.A vue, s'adressent au public, solidaires. Le décor est cocasse, inédit: de longs tissus suspendus en drapeaux, des chaises volantes...De la couleur pour ces complicités partagées, ses aveux, ses confessions corporelles et verbales singulières.Rudesse et douceur au diapason, humour et distanciation comme règle de jeu. Avec bonhommie. Et l'empathie de naitre avec ces femmes , chevelure en extension, volante, tourbillonnante. Des fils d'Ariane les reliant, toile, lien tissé dans une tension fulgurante et contagieuse. Tout n'est pas "rose" pour ces interprètes plus que sincères et authentiques, ici au service d'une "prophétie" digne du plus bel évangélisme...
Au Théâtre de la Vignette les 21 et 22 JUIN
"Into the hairy" de Sharon Eyal et Gai Behar (L-E-V )
Le clair obscur leur va si bien..
Que se cache-t-il "derrière la chevelure" si ce n'est l'indistinct d'une ambiance nocturne dédiée à une sorte de danse macabre, une frise frontale tout en lenteur qui se meut face au public. Imperceptibles micro-mouvements secs, ondulatoires, frémissants. Petite et légère tectonique qui avance, progresse dans un dessin de fresque archaïque modulée par la musique dévastatrice signée Koreless. Des lignes indistinctes se profilent dans une grisaille lumineuse, noir scintillant; d'imperceptibles déplacements strictes et méticuleux animent une danse étonnante.
La musique au poing, en boucle incessante, aux décibels sans concession pour notre ouïe anime l'impression de stupeur et d'hypnose. Le noir en dentelles des costumes leur va si bien que l'ambiance se déchaine et les maillons de cette esquisse se fondent au noir comme au cinéma.
A l'Opéra Comédie les 24 et 25 JUIN
"Black Lights" de Mathilde Monnier
Toujours là où l'on ne l'attend pas, pionnière et audacieuse chorégraphe du lien, de la rencontre, Mathilde Monnier s'empare à bras le corps de huit textes d'autrices, extraits de la série H 24. Textes choisis pour leur correspondance et pertinence de mise en relation possible avec le corps.Textes troublants à propos des violences faites aux femmes, textes où la danse prend le relais des mots pour une mise en jeu, en espace, singulière et authentique.Histoires de corps uniques dont chacune des interprètes s'empare et se fait sienne avec sa singularité. Autant d'attitudes, de postures au départ qui évoquent l'iconographie mercantile des profils physiques et canoniques des femmes : corps allongés, jambes ouvertes, baillantes évocations de la soumission sexuelle...Chacune pour soi dans un solo, un monologue vibrant toujours en symbiose avec le groupe qui fait corps et choeur antique. Partage et complicités en adresse directe avec le public qui écoute autant qu'il regarde les évolutions de chacune. Une "friction" avec le monde, des corps écarquillés, trompées, bafoués, auscultés à la loupe comme une consultation médicale gynécologique. Ignorant les sources profondes de la souffrance du féminicide...Chaque récit de corps est bordé d'un texte qui s'immisce, s'infiltre dans les chairs et fait rebondir la danse en ricochet. Corps passeurs, imprégnés de paroles qui sourdent des lèvres autant que des pores de la peau. Chacune se raconte, les mots suivent ou précèdent les gestes, animés de façon singulière. Fédérées par la patte, la griffe de Mathilde Monnier, les chanteuses, danseuses, comédiennes jouent et gagnent en crédibilité, pleine d'humour ou de rage, de distanciation ou possession de leur rôle.
Les lumières sur le plateau jonché de sculptures comme des scories, des moraines de lave fumantes impactent l'atmosphère parfois tragique . Les destinées se croisent dans l'espace, se répondent ou s'isolent, en marche toujours, démarche chère à la chorégraphe qui "avance" toujours de front. En bonne compagnie quant à la lumière, musique, scénographie: Annie Tollerer, Olivier Renouf, Eric Wurtz....Colère, révolte: plutôt soulèvement à la Didi Huberman...Des lumières noires porteuses d'espoir, de lutte et de dénonciation par le truchement du geste qui touche et fait mouche. Un "outre-noir" scintillant d'intelligence. Mathilde Monnier au plus juste de la transmission au public de ses préoccupations politiques au coeur du Théâtre de l'Agora qui une fois de plus porte si bien son nom.
Au Théâtre de l'Agora les 22 et 23 JUIN
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