vendredi 3 mars 2023

"Un pas de chat sauvage" : pas de deux, chat noir, chat blanc....Marie NDiaye broie du noir. D'albâtre ou d'ebène, la peau se hérisse.

 


"Une universitaire veut écrire un roman sur Maria Martinez, chanteuse cubaine du XIXe siècle surnommée la « Malibran noire », qui connut une célébrité éphémère et le racisme colonial à Paris, avant de disparaître dans la misère. Elle est approchée par une mystérieuse artiste noire, Marie Sachs, habitée par un étrange lien avec la chanteuse disparue. Entre l’enseignante blanche privée d’inspiration et l’artiste noire, fantasque, qui se conçoit comme une réincarnation de Maria Martinez, se noue une relation faite de fascination et de rejet. Blandine Savetier met en scène ce texte de Marie NDiaye, commande pour l’exposition « Le Modèle Noir » au Musée d’Orsay en 2019, dont l’écrivaine fait un récit abyssal sur l’incarnation et l’appropriation par des créateur·rice·s d’une personne disparue."


Une étrange créature s'extirpe des entrailles, du cerveau d'un piano surdimensionné dans un éclairage de matrice rougeoyante et passe sur le plateau en silhouette gracile, sorte de Carmen dansante, faux cul rebondi à l'appui, en star de l'arène froufroutante,flamenco au bout des doigts et s'enfuit à travers un décor de salle de théâtre encore à peine perceptible. Et de là encore surgit une femme blonde, épaule découverte qui va se complaire à déverser ses doutes et inquiétudes quant à brosser le portrait d'une étrange disparue de l'histoire de la négritude.Se questionnant sur la légitimité de fouiller un passé obscur aux contours incertains, de s’immiscer dans la vie d'une personne disparue. De s'emparer d'un être fragile et de s'en parer ostensiblement pour sa gloriole d'autrice, d'écrivaine. "Un petit poisson, un petit oiseau, c'est les amours tendres, mais comment s'y prendre quand on est dans l'eau". Histoire de respect, de compréhension qui sourd de ses lèvres avec inquiétude, férocité, hagarde, effarouchée par le pouvoir "des moteurs de recherche" actuels qui outrepassent l'entendement. Sur la "toile"d'araignée du web, tout est féroce et de son piano cercueil sans catafalque, elle vocifère, se débat dans des abysses obscures. Question de déontologie que d'aborder un biopic sur une femme à la peau noire, artiste du  XIX ème siècle, chanteuse noire au succès assuré par la curiosité émanent d'un certain gout pour l'exotisme. Alors en fond de scène, c'est un théâtre qui apparait, loges, fauteuils et parterre cosy: un décor fantoche où apparait tout de vert vêtue, la déesse noire tant attendue, convoitée. On bascule alors d'une femme à l'autre à l'aveuglette, sans repère et confond, mélange ou se fourvoie dans des évocations multiples, labyrinthe énigmatique d'histoires croisées confuses. Le récit de l'autrice, Nathalie Dessay devenant sardonique, aride, désir de cocaïne au poing. Brutale et dévastée, elle arpente le plateau, égarée en proie à un questionnement sur la condition de la femme noire, artiste, chanteuse, danseuse, comédienne de toute sa peau: sa partenaire incarnée par Nancy Nkusi subjugue: sensuelle et imposante apparition mouvante, ondulante à la voix de bronze, à la peau ambrée, Vénus Jeanne baudelairienne à souhait , femme d'ébène, légendaire figure d'un fantasme de "blanc". Apprendre DE Maria Martinez et non SUR elle ou Marie Sachs, figures qui se confondent à chaque instant, semant le trouble dans la chronologie de la pièce...Cette inconnue qui prend la scène à bout de bras sorte de Joséphine Baker ou Vénus Hottentote, Sarah Baartmann: (popularisée en 2009 par le film La Vénus noire, d’Abdellatif Kechiche, l’histoire de Sarah Baartmann est un symbole de la domination coloniale du XIXème siècle. Surnommée la Vénus Hottentote pour son physique atypique, elle fut achetée en Afrique du Sud par un impresario qui l’exposa comme un monstre humain dans les foires européennes.) A l'Alambra sa voix, son cri de paon empanaché, son audace font rage et le public applaudit...Bête curieuse ou montre sacré. Moulée dans un costume seyant, elle danse, serpentine, le corps ondulant les "fesses" protubérantes, érotique et provocante. Dans sa seconde peau masquant le "noir", c'est à un show burlesque qu'elle nous convie en compagnie de son acolyte, pathétique clown blanc, musicien de pacotille. Difficile d'être à la hauteur de cette femme- divinité si présente et dédaigneuse, star momentanée de la mode de cette époque. Greg Duret en pantin grotesque lui donne la réplique . La "négresse-macaque" de Théophile Gautier fait rage et le colonialisme est ainsi "artistiquement" évoqué sans politique arborée ni flagornerie démagogique de la part de Marie NDiaye. Son clone, l'autrice perturbée en autoportrait ou biographie avouée. Le décor s'effondre peu à peu dans un verdâtre superstitieux de chute et d'abandon, de malédiction acide et empoisonné d'arsenic et de dentelles blanches moulant le corps de notre Vénus  callipyge. Puis dans un costume de maitre à danser de cérémonie, elle réapparait: sorte de squelette où les os sont blancs et non noirs au demeurant de l'anatomie, la même pour tous (conférer Nougaro: "Noir ou blanc de peau"). Notre déesse aux dents d'ivoire, travestie, canaille grotesque, lionne perruquée de doré, ou de cheveux lisses va faillir et chuter, s'écrouler comme les rêves qu'elle provoque. Face aux "épaules d’albâtre", la concurrence est vive et notre écrivaine, toujours au "piano", prisonnière de cet établi de cuisinier de l'écriture se fatigue, s'épuise: sa souillon, phénomène noir déchoit. Grandeur et décadence, déca-danse pour toute deux.Sur fond de musique cubaine, on se lâche férocement, exceptée l'autrice, effarée par la dérive, la débâcle de l'histoire Cendrillon noire en haillon, provocant de sa danse de "sauvage" la société blanche. Et la comédienne Nancy Nkusi, sublime icône du désir et de la convoitise, excelle dans un rôle à dompter, conquérir comme une bête féroce et dangereuse. Saudade ou ombres chinoises en sus pour écrire, évoquer humoristiquement le sort de ces "créatures" de rêve adulées un instant pour leur "différence". Mais sans prendre de "gants blancs" ce récit bouleverse les attentes et construit une vision acide et réaliste de l'humaine condition en proie à l'étrange et sans autre issu que l'adulation outrancière ou la haine épidermique. Chat sauvage qui fait un pas de travers pour une danse du diable et non un "saut de chat" de danseuse classique! Blandine Savatier au coeur de la matrice théâtrale va piano et sano ! Félin (es) pour l'autre...

Blandine Savetier est metteure en scène associée au TNS depuis 2015 et y a présenté Love and Money de Dennis Kelly en 2014, et créé Neige d’Orhan Pamuk en 2017, L’Odyssée d’Homère en 2019 et 2020 et Nous entrerons dans la carrière en 2021. Marie NDiaye est écrivaine de théâtre et de romans. Elle est autrice associée au TNS depuis 2015, Stanislas Nordey a créé Berlin mon garçon en 2021 et, salle Koltès, Élisabeth Chailloux a présenté Hilda en 2021 et Jacques Vincey Les Serpents en 2022.


texte
Marie NDiaye*
Mise en scène Blandine Savetier*
Adaptation Waddah Saab, Blandine Savetier*

Avec
Natalie Dessay
Nancy Nkusi
Et le musicien Greg Duret

Au TNS jusqu'au 10 Mars

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