jeudi 26 septembre 2019

"Hugues Dufourt: portrait II Quatuor Arditti "martyr" d'un supplice sonore consenti, sublissime


Cette projection du regard du compositeur dans l’espace sonore ne peut se faire qu’au prix d’un incessant mouvement d’obturation, quasi photographique : se rapprocher au plus près de l’image, en saisir un fragment, et se déplacer ou prendre du recul, comme si les scansions harmoniques qui parcourent la plupart de ses œuvres figuraient les points de fuite de l’artiste, tour à tour attaché à sa partition ou à son modèle. Leur fusion est vaine, nous dit Hugues Dufourt à propos du Supplice de Marsyas d’après Titien : « Tout au plus peut-on remarquer des effets de stridence et de ressac, un entrechoc de forces élémentaires, des chaînes tourbillonnaires, des mouvements imperceptibles et l’apparition intermittente de formes insaisissables. L’art ne peut rien dire du théâtre des pulsions, sinon en esquisser çà et là quelques mouvements indéchiffrables. »


    Violons 
  • Irvine Arditti
  • Ashot Sarkissjan
    Alto 
  • Ralf Ehlers
    Violoncelle 
  • Lucas Fels

Hugues Dufourt
Dawn Flight (2008) / 22’
L'écoute de cette musique requière une attention extrême, opérant un travail réel et constructif de celui qui écoute et regarde. Pour pénétrer son oeuvre, aborder son propos, impénétrable univers déroutant mais magnétique qui attire et aspire comme un aimant.Fait de contrastes, de volumes ténus, d'espaces très variables, de tempi, accélérés ou ralentis.
Au tour du célèbre Quatuor Arditti de s'atteler à la tâche pour incarner dans l'instant, la complexité limpide de l'auteur-compositeur. Dans une marche, avancée incertaine, on tente de distinguer la source des sons, intrigants, non identifiables, gardant leur secret de fabrication unique en son genre.Comme une "griffe" qui mord, une morsure qui étreint sans en démordre, des ratures sombres grises ou noires comme "signature".
 On se heurte, se cogne aux murs du son avec allégresse et masochisme sonore, en répétition chaplinesques. Avec envie et audace, comma sa musique nous le suggère ou l'impose.
¨Pas de fil narratif, rien à se raconter à l'audition de cette oeuvre: on est "otage" d'un processus qui pourrait exclure, plutôt qu'inviter l'auditeur. Des fuseaux de musiques, éclairs, zigzags, ruissellements rapides et furtifs sillonnent l'espace à toute vitesse. La dextérité, la virtuosité des interprètes est remarquable: pas de silence, de pauses,c'est haletant, précipité, sec, en flux continu, obstiné, obnubilé par un rythme obsessionnel à ne pas lâcher.Puis des accoups, des accros,petites béances en apnée ou suspension pour maintenir notre attention, et la tension spatiale de la musique.
Des répétitions, des reprises aussi, recul ou avancée comme une course interrompue, des arrêts sur image, toujours entêtés,butés sur le mur pour mieux à nouveau s'élancer, se projeter ou revenir en arrière. Quête et conquête du son en credo ou leitmotiv!

Hugues Dufourt
Uneasiness (2010) / 20’
L'obsession, la traque des sons qui reviennent à la case départ, comme un jeu de marelle où l'on finit par accéder au ciel par étapes successives...En se jouant des difficultés ou des ruses des tempi. Le son s'infiltre, passe, frôle l'air, vecteur de sensations fébriles, volatiles: la légèreté des cordes y pourvoit.
En attaque, on jette son corps dans l'arène, dans la bataille et le combat avec les quatre éléments, l'espace et le temps se fait évidence. Quelques infiltrations poreuses dans ce karst calcaire d'une géologie au creux du chenal, du lit mineur d'une rivière en crue, dont les flots échappent du barrage qui cède sous l'impulsion des éclats de musique.Avec ces sons insistants, persistants, Dufourt détricote à rebrousse poil, comme le chorégraphe William Forsythe, le langage construit, académique. Il prend ses outils et les détourne en remontant le cour des choses, marche-arrière du rembobinage cinématographique.
 Des éclaboussures se diffractent et rayonnent, pour une fin inattendue: "infacilité", inconfort de l'écoute et de l'interprétation!

Hugues Dufourt
Le Supplice de Marsyas d'après Titien (2019) / 23’
Alors, au tour de Marsyas de s'y coller à ce jeu de décorticage, de "perdre son enveloppe sonore, c'est perdre sa peau", mythe déchiqueté d'un héros pris au piège!La musique comme peau du monde, à fleurs de prise.Démarche très chorégraphique" proche des questionnements des danseurs sur l'enveloppe qui nous protège des assauts du monde et en même temps est la surface de contact essentielle des sensations.
Précipitation, vitesse, virtuosité au poing pour les frottements d'archets, flux continu, éclats et feu d'artifice, irradiant sans cesse, en éclaboussures: impossible de s'y soustraire, de s'échapper, tant ça fuse et nous encadre dans un espace très resserré. On est cerné, pas d'issue de secours possible! Dufourt nous poursuit, nous précède, nous traque dans nos derniers retranchements auditifs, respiratoires, sensoriels On en ressort bouleversé, chamboulé, malmenés.
Une accalmie salvatrice et apaisante dans cette effusion tentaculaire, boulimie compulsive de sons invariables, omniprésents, très invasifs.
Ca repart et ça revient, ressac sempiternel, ça se propage, se déverse, déferle, abolissant limites et frontières, cadres et contours.
Débordant les rebords d'un réceptacle sonore multi directionnel.L'auditeur prisonnier du son, consentant, son qui pourrait submerger, inonder et ravager en râles primitifs, pizzicati joyeux, percussions bizarres sur les cordes....Corne de brume, son crissant, sirènes de port au final pour mieux dérouter, déboussoler!
Des raclements très organiques pour ce combat singulier! Jeter son corps dans la bataille comme le dirait Pasolini!

A la salle de la Bourse le 25 Septembre dans le cadre du festival Musica



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