mercredi 25 octobre 2023

"Oui": pour un non, pour un ouïe-dire! Se sauver sans fléchir, sans renier la réalité: Thomas Bernhard ressuciste entre de bonnes mains.

 


Oui est un court roman de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard, paru en 1978. Une rencontre peut -elle sauver ? Le narrateur est au bord de sombrer dans la folie chez son ami Moritz, agent immobilier, quand arrivent « les Suisses ». Pourquoi le Suisse a-t-il acheté une fortune un terrain abominable ? Se peut -il que, grâce à la Persane, sa femme, le narrateur ivre de solitude et d’obsessions paralysantes puisse recouvrer désirs et émotions positives ? La metteure en scène Célie Pauthe et l’acteur Claude Duparfait − grands amoureux du verbe de Bernhard et de sa radicalité − se retrouvent pour faire entendre ce récit d’une rencontre fascinante, cette enquête intime pour recomposer le portrait et le destin de la Persane, l’éclat d’une relation vitale.


Il nous attend patiemment alors que le public s'installe en salle. Sur le plateau, plein feux sur les spectateurs, il scrute les visages: nous sommes ses acteurs, lui, notre spectateur. Esseulé, il démarre un monologue par la narration de sa situation, de ses partenaires de vie, peu nombreux et pas toujours bienveillants. Alors ses compagnons, de route, de fortune seront Schopenhauer, le philosophe de la sobriété et Schumann, le musicien romantique dont l'oeuvre pour piano le bouleverse, le suit, le hante. De quoi "ensoleiller" son univers, sa pensée sombre et troublée. Sa femme morte garde une place privilégiée: ici à l'écran, cheminant dans une foret peuplée de hêtres, troncs lisses et futs en majesté. Femme "incarnée" en virtuel, mais si présente en fond de scène sur l'écran, en dialogue avec son isolement forcé, en symbiose avec son état de corps, en enfermement et désir de liberté. Persane à l'écran, Mina Cavani, sombre et généreuse chevelure sensuelle, est vivante et partage la solitude de cet être pétri de verbes, de mots de Thomas Bernhard. Le dialogue entre les deux protagonistes, homme et femme fonctionne à merveille et plonge l'auditeur dans les tréfonds des âmes tourmentées mais positives. Mélancolie, certes pour un phrasé musical proche d'une composition de Schumann, addiction à la beauté du verbe, de la syntaxe qui oeuvre dans le sens de l'avancée. Tombeau littéraire qui appelle les morts, recueil théâtral, la pièce évolue au fil de la mise en scène, sobre et frugale de Célie Pauthe. 


Pour l'acteur Claude Duparfait, la prose lui va comme un gant qu'il enfilerait par plaisir avec volupté et passion. De sa chaise, au départ support-surface de son corps et de sa pensée virevoltante, il se déploie au fur et à mesure, savamment dosé dans ses intonations. La musicalité du texte incarnée. Se sauver les uns les autres grâce à l'écriture et à ces personnages pétris d'humanité. Et "le Suisse" d'apparaitre comme un fantôme sur un terrain glissant, funambule et spectre dans les mémoires pour rendre l'action plus plausible, plus ancrée dans une pâle réalité du commerce de l'immobilier: Moritz, l'agent et ami absent au coeur des transactions vénales. Un bout de territoire, endroit maudit ou vecteur de l'action, à nous de choisir sur quel terrain danser. Il y a du mouvement dans le corps de l'acteur qui ose et franchit les limites de ce jeu sombre et retenu. La Persane comme une arlésienne improbable qui accompagne le récit par complicité, fidélité pour une rédemption par la rémission des actes manqués. Etre seul, oui, mais "peut-être" aussi: pour ce oui, pour ce non, qui fait que l'on cherche l'autre, perdu ou retrouvé, cultivé dans la mémoire vive. Sombrer dans la folie, serait une solution de réserve: aller sans retour pour tous, tragédie d'êtres déracinés, destin de chacun pour mieux évoquer un non-retour, un oui-dire . Et la forêt de révéler à l'image cet endroit de la discussion entre les deux personnages, comme dans un crâne empli de paroles, de souvenirs. La femme est brusque, brute et fragile, sa chevelure voluptueuse engendrant sensualité et douceur. Forêt obscure et profonde qui fit l'objet d'un tournage fort et passionnant au regard des situations de vie, de mort, de disparition et résurrection. Les lettres de Persane comme bouée de sauvetage pour celui qui hante le plateau comme un spectre de lui-même face à une morte bien présente. Des limbes d'une nuée de fumerolles bleutées, le personne disparait en fumées. Partager le tombeau de la théâtralité, du verbe pour mieux ressusciter des ténèbres. 


Célie Pauthe dirige le Centre dramatique national Besançon Franche-Comté depuis 2013. En 2005, elle a présenté au TNS un premier texte de Bernhard, L’Ignorant et le Fou. Sa dernière venue date de 2019, avec Un amour impossible de Christine Angot. Elle retrouve ici Claude Duparfait. Ensemble, ils ont présenté Des arbres à abattre de Bernhard en 2013 et La Fonction Ravel de C. Duparfait en 2017. Lui a également créé Le froid augmente avec la clarté, d’après L’Origine et La Cave de Bernhard, en 2017.

 Au TNS jusqu'au 28 0ctobre

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