mercredi 23 février 2022

"La théorie des ficelles" : Ariane et ses transactions ! De la danse à "la ficelle" !

 


Étienne Fanteguzzi
Espèce de Collectif France solo création 2021

La théorie des ficelles

Objet artistique improbable, le spectacle-conférence d’Étienne Fanteguzzi étonne. Le corps pris dans un écheveau de fils tendus qui tient du labyrinthe de la pensée, le chorégraphe investit la théorie. En quête de formules à même de définir le mouvement, il pose de multiples hypothèses et côtoie l’absurde avec jubilation.

Mais à quoi nous convie Étienne Fanteguzzi ? D’après l’artiste, il s’agit d’une expérience de science fictive qui se présente sous forme de conférence spectacle. Tissé de fils tendus, jonchés d’objets (tableau, craie, lampe, table,…) de papiers au mur, cet espace, a priori de travail, reste indéfini. Mais le public tout autour n’en est pas moins surpris et parfois ravi. En compagnie du performeur, il se fait aussi chercheur, poursuivant à travers ses faits et gestes, sa danse comme ses mots, ses doutes et ses propositions, une inédite aventure, celle d’une pensée en mouvement.
Une question première a conduit le chorégraphe à l’élaboration de ce dispositif : qu’est-ce que le mouvement ? Croisant alors le cheminement du questionnement scientifique à celui de l’artiste en création, le projet s’est fait réalité. Mais la proposition reste changeante et modulable avec ses différents paramètres oscillant entre équations et mises en jeu. Ce qui anime Étienne Fanteguzzi : “En créant des liens improbables entre les arts et les sciences, je souhaite partager avec le public le plaisir de s’évader dans des mondes oniriques, et que chacun à travers son regard et son imagination se mette en mouvement.”

Lec-dem ou conférence, cour magistral ou conférence gesticulée? Rien de tout cela dans la prestation solo de Etienne Fanteguzzi, un danseur scientifique et mathématicien hors pair.Transaction, rotation,axe, point fixe...C'est quoi le mouvement? Avec force arguments qui tiennent la rampe de l'histoire , de Galilé à Einstein, voici notre savant corps dansant qui se déploie, cause, verbalise et enseigne les lois de la physique à travers le geste, le mouvement, l'énergie."Le mouvement est comme rien" écrit-il sur les ardoises rivées au sol qui font office de tableau d'écolier à l'horizontale, au sol comme une géologie savante de roches métamorphiques, tectonique des plaques. Cela devient vite un décor vivant, obstacle ou tremplin, tissé de fils de couleur qu'il dévide de bobines de fil....à retordre! Pas de "ficelles" spectaculaires pour ce "show one man", unique en son genre où se croisent Marie Curie et Aristote, Newton et Bergson, à l'envi. Tisser des liens entre eux, se fondre dans cet univers plastique arachnéen en diable, voilà de quoi satisfaire et déboussoler les curieux, les néophites, les danseurs et les adeptes de la "pensée en mouvement"!Nietzsche, Nikolais veillent au grain discrètement devant cette panoplie savante et encyclopédique, formulée de vive voix, distinctement ou murmuré, dansée aussi quand l'énoncé de la parole ne suffit plu. Danse directionnelle, intentionnelle, agile ou tétanique, longiligne corps tendu, masse ou corporéité, vitesse, temps en fil rouge.La musique cosmique comme atmosphère entre ces particules, ondes et autres flux de pensée fertile et vif argent.Ce maitre à penser-danser nous souligne à la craie blanche que l'espace est poétique et vertigineux et que le vrai réside dans l'instant, les distances, ce qu'il décortique et dissèque à l'envi 90 minutes durant...Etudier ce qui est inclus dans le contexte, danser dans le joyeux chaos de sa géologie à travers son fil d'Ariane dans sa "kinéthèque" de rêve.Bouger, réfléchir, infléchir son corps sous la dictée des mathématiques et des valeurs cosmiques. Du beau et bon travail d'archéologue du mouvement , Hubert Godard en mentor pour suivre allégrement ce radieux danseur réfléchissant sa propre pensée!

A Pole Sud le 23 Février

"Même" de Pierre Rigal: du "pas pareil" au même, contre temps et marées!

 


« Le même peut se transformer en son contraire. »

Neuf danseurs performeurs s’agitent et dansent. Ils recommencent en boucle un même morceau, mêmes sons et mêmes mouvements, musique « transrock ». Un grain de sable dans la machinerie quand l’un d’eux arrive en retard au spectacle. Tout s’emballe. Fête jouissive d’une impossible reproduction d’un même geste qui se change en son contraire. Les gags à la Buster Keaton entraînent une chorégraphie tonique, comédie musicale expérimentale d’une énergie dingue. Théâtre, musique et danse s’entremêlent, convoquent le rock du groupe Microréalité, dézinguent le mythe d’Œdipe et ses fatalités. Rien n’est jamais prévisible, rien n’est pareil à rien, comme une définition du spectacle vivant. Après Micro, Press, Arrêts de jeu, Érection et Théâtre des opérations, Pierre Rigal, athlète de haut niveau, fomente un objet d’une liberté joyeuse, une explosion de surprises et de trouvailles.

C'est "une même chose et une autre", ce "même", pareil toujours! "Toujours les mêmes" dit-on de ceux que l'on retrouve au même endroit que soi-même!!! Alors voici un sujet en or pour Pierre Rigal et les interprètes lancés au départ dans l'improvisation aléatoire sur l"accident", la chose qui ne se répète pas et surprend.Ici danse, verbe, jeu, transforment sans cesse ce genre de "comédie humaine musicale" hybride, pleine de rebondissements absurdes, de situations cocasses qui opèrent sur le burlesque, l'absurde, le décalage constant d'une dynamique de groupe saisissante.Les situations s'enchainent, les personnages se dessinent, une banane fait figure de leitmotiv quand tout semble recommencer au final par la scène initiale. Mais rien n'est jamais pareil, ni le contexte, ni les humeurs...Le "même" et son double tricotent sans cesse la poésie des corps qui se livrent à cet exercice périlleux: ne jamais faire la même chose tout en répétant, reproduisant les gestes ou attitudes qui feront un spectacle chorégraphique. C'est drôle, décapant et avec beaucoup de distanciation, de recul face au sujet. Tout se joue devant nous, en empathie avec ceux qui tentent souvent l'impossible: être dans le neuf, le renouveau; la surprise et le déroute!On recommence, on repart à zéro, on met met les pendules à l'heure et la musique borde le tout de ses accents insolites On y chante aussi, à l'envers, le corps renversé, sans jamais tourner en rond, plutôt en spirale ascendante dans un rythme de comédie humaine riche en rebonds, ricochets, unissons et solos dignes d'un bon divertissement intelligent, mêlant les genres, les disciplines et les états d'âmes et de corps! Qui "même" me suive!

Au Théâtre du Rond Point jusqu'au 19 Février

jusqu'au 19 Février  au Théâtre du Rond Point

"Après Jean Luc Godard": le déluge!

 


Le cinéaste Jean-Luc Godard a bouleversé les codes narratifs, montré une jeunesse et sa façon d’être, de bouger, parler, qui était alors absente des écrans. Dans la seconde partie de sa carrière, il a créé un cinéma ouvertement politique. Comment cet héritage artistique peut-il se traduire au théâtre ? Que faut-il prolonger ou questionner aujourd’hui de cette œuvre ? Partant de la liberté et de la rupture qu’incarne Godard, le metteur en scène Eddy D’aranjo invente avec son équipe une forme alliant fiction et mise à jour du processus de création, où se mêlent nostalgie et nécessité de bouleverser les représentations normatives, esthétique et brutalité du réel.

Deux jeunes femmes sur le plateau, un fond d'écran derrière elle...Serions nous au cinéma? Ou quel sorte de spectacle nous attend? Elles nous conduisent, elle comédienne, l'autre technicienne sur les sentiers de l'image qui se fait, caméra au poing, plan séquence garanti sur le corps, le visage de l'autre en noir et blanc: touchante évocation de la figure cinématographique de JL Godard, le corps allongé en apesanteur sur l'écran, la peau lisse d'un visage assoupi, calme et serein. C'est de toute beauté et l'atmosphère  est brossée. Pas de reconstitution, ni d'évocation outrancière des films de Godard, jyuste une touche, un brin, une fêlure, une faille qui s'ouvre et baille..L'érotique et le politique vont se mêler dans la séquence suivante, scène d'intérieur en trois chapitre, la première nous dévoile Jeannot, un vieil homme chancelant, masqué de latex froissée, la nuque recouverte de cette peau plissée artificielle. Il progresse lentement, chute, faiblit sous nos yeux...Filmé en direct et projeté, son visage, son corps sont charnels et frémissants à l'écran comme dans ses "prises" de vue à la Godard qui tiennent les corps, les suivent, les capturent à leur insu. Toute la pièce, forme singulière où les personnages défilent et défient le verbe et le temps, se déroulent sur le mode et le tempo de la lenteur. Pas de précipitation, mais une grande concentration fébrile sur les propos et attitudes des corps des comédiens.Tous affranchis de modèles et lancés à fond dans l'instant, l'improbable lieu du jeu théâtral qui n'est pas celui du cinéma D'après JL Godard, disparition, mélancolie se font et défont à l'envi, tricotent l'atmosphère, vident  ou remplissent le plateau, au sens propre comme au sens figuré dans le décor, atelier de travail, laboratoire photographique...Jeannot c'est l'héritage face à ces jeunes qui hantent la scène avec leurs sentiments d'aujourd'hui, leurs questions, leur tendresse aussi face à un deuil anticipé. Jeannot au final va se démultiplier, s'incarner en chacun d'eux comme une mémoire vivante, solide Ce sera ce clonage annoncé par le monologue d'un comédien sur les artefacts, l'oeuvre de Godard, tout ce dont il parle, ce qu'il écrit ou filme. Face au théâtre, quelle posture ou attitude adopter pour écrire sur cet as de la comédie humaine?

Au TNS jusqu'au 2 Mars

Eddy D’aranjo a été élève du Groupe 44 de l’École TNS, en section Mise en scène (diplômé en 2019). Il a assisté Marie-José Malis (Hypérion en 2014), Julien Gosselin (1993 en 2017, Le Passé en 2021) et Pascal Rambert (Mont Vérité en 2019). Dans le cadre de L’autre saison, il a présenté eddy d’après Édouard Louis en 2018 et Les Disparitions − Désormais, n’a aucune image d’après Christophe Pellet en 2019. Il est artiste associé au TNS ainsi qu’à La Commune (CDN d’Aubervilliers) depuis 2019.