mardi 20 septembre 2022

"Only the sound remains": ombres japonaises.... Kajia Saariaho, au pays du soleil levant....

 


Les deux pièces dramatiques à l’origine de l’ouvrage, Tsunemasa et Hagoromo, sont issues d’une adaptation réalisée par Ezra Pound durant la Première Guerre mondiale. Le poète américain ne maîtrisait pas la langue japonaise ancienne, mais la fascination grandissante en Occident pour le pays du Soleil-Levant et sa découverte des travaux du japonologue Ernest Fenollosa disparu en 1908 le conduisit à adapter et publier quinze pièces du théâtre nô traditionnel à partir des traductions anglaises de ce dernier. Cet acte d’interprétation littéraire fondé sur la croyance d’Ezra Pound en l’importance fondamentale de la traduction pour le renouveau de l’art et de la société influencera le théâtre occidental durant plus d’un siècle. Sous l’influence d’Aleksi Barrière, la notion de « traduction », aussi bien comme pratique, comme méthode et comme éthos apparaît ainsi mise en abyme dans Only the sound remains, comme elle transparaît également dans le dernier opéra de Kaija Saariaho, Innocence, créé au Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence en 2021, à travers l’utilisation de neuf langues différentes.

Un opéra contemporain se salue toujours et voici une autre oeuvre de la compositrice saluée cette édition par le festival Musica. À propos des deux récits qu’elle a choisi de mettre en musique, et qui prennent ici les titres Always Strong (Toujours fort) et Feather Mantle (Manteau de plumes), la compositrice dit : « D’une certaine façon, toutes les pièces du théâtre nô racontent la même histoire : la rencontre de l’humain et du surnaturel. Mais il n’en demeure pas moins que ces deux pièces sont très contrastées. La première est sombre et angoissante, elle finit dans les ténèbres et dans les flammes, alors que la seconde tend vers la lumière, vers la disparition de l’Ange dans les nuages. »

L'intrigue du livret se résume ainsi:Tsunemasa est un guerrier qui après une mort violente au combat réapparaît dans un temple où il retrouve son luth. Le temps d’une nuit, il se remémore avec nostalgie les plaisirs terrestres et fait résonner une dernière fois son instrument. Hagoromo est quant à lui un pêcheur qui s’approprie un vêtement qu’il trouve suspendu à une branche. Une jeune nymphe lui demande alors sa restitution afin de regagner les cieux. Elle promet en échange l’offrande d’une danse.

Saisissante scénographie de circonstance: un immense paravent style papier japonais sur trois perspectives de profondeur se dresse à la verticale pour mieux dessiner les contours physiques de l'action. Les personnages y semblent apparaitre, disparaitre à l'envi, théâtre d'ombres mêles à l'insertion d'images vidéo surdimensionnées.C'est une plongée vertigineuse dans l'univers du Japon, ici évoqué par sa rigueur architecturale.Un orchestre et quatre interprètes chanteurs, au bord de scène enveloppent cette aire de jeu singulière.Les ombres portées y dessinent des silhouettes spectrales, alors que les protagonistes du jeu s'adonnent au chant et à la danse avec bonheur.Le danseur et chorégraphe Kaiji Moriyama s'il immisce dans la narration avec grâce, fluidité, densité. Son énergie, douce et mesurée se fait plus tranchante et évoque la gestuelle du combat, tranchée, vive, saturée de directions affirmées.Dans des gestes lents, extatiques, thorax offert à l'ouverture, il trace son sillon chorégraphique dans ces murailles dressées, verticales, pourtant légères et stabiles.Ses mouvements recueillis, sorte de prière en salutations et révérences souples semblent virtuels, issus déjà d'un univers céleste: ange ou oiseau qui survole l'action, la commente, la souligne sans jamais la paraphraser. Compagnon de cet univers japonisant, sa volupté fait signe et module l'atmosphère engendrant calme autant que radicalité de ses propos gestuels évocateurs.Spectre ou être réel, à vous de trancher ou de rêver à ses apparitions fugaces...De blanc vêtu, désincarné, fantôme ou ectoplasme évanescent.Les deux ténors jouant de leur timbre de voix, de leur corps avec également beaucoup d'aisance Notons la splendeur de la voix de contre-ténor |de Michał Sławecki, haute voltige vocale et clarté à l'appui pour incarner un personnage menacé, poursuivi.Alors que sur la toile des signes calligraphiques se tracent comme des volutes instantanées qui épousent le phrasé musical de l'orchestre, discret personnage, l'intrigue nous mène au dénouement.Encre jetée par un geste pictural direct ou enlacé, ces enluminures sobres toutes japonaises s'unissent à la danse qui les double.Figures, postures et allures proches du théâtre kabuki, la danse est fulgurante, rapide, efficace, tracée d'un seul jet.Chanteur et danseur vêtus de noir, de blanc, s'unissent en contraste pour de très belles images.

La seconde partie, plus radicale encore dans la scénographie à la verticalité omniprésente, fait la part belle à l'Ange, annonciateur, toujours paré de blancs atours vaporeux, évoquant plumes, ailes et autres ornements, pour mieux prolonger la source d'énergie de chaque mouvement.Choeur de flûtes en soutient, récitants-chanteurs en bordure , le danseur traverse l'espace, gracieux, danse de plaisir et d'épanouissement, offrande et extase liées au corps dansant de ce bel interprète, auteur de sa gestuelle: sur mesure assurément.

"Seul le son reste" mais la danse y est fondement et architecture, autant musicale que corporelle....


première française de la nouvelle production

direction musicale | Ernest Martínez Izquierdo
mise en scène et vidéo | Aleksi Barrière
scénographie et costumes |
Aleksi Barrière, Étienne Exbrayat
lumières | Étienne Exbrayat
assistanat à la mise en scène | Yasuhiro Miura
design sonore | Christophe Lebreton

contre-ténor | Michał Sławecki
baryton | Bryan Murray
danse | Kaiji Moriyama

flûtes | Camilla Hoitenga
kantele | Eija Kankaanranta
percussions | Mitsunori Kambe

Solistes du chœur de chambre du Palau de la Música
soprano | Linnéa Sundfær Casserly
mezzo-soprano | Mariona Llobera
ténor | Matthew Thomson
baryton | Joan Miquel Muñoz

Quatuor Ardeo
violons | Carole Petitdemange, Mi-Sa Yang
alto | Yuko Hara
violoncelle | Matthijs Broersma

Au Maillon dans le cadre du Festival MUSICA

"Bestiarium musicale" :Noriko Baba, Ensemble Cairn :Fatras et autres trouvailles...

 


En préambule d'écoute (extrait du programme Musica, Stéphane Roth)

Noriko Baba transfigure la banalité du détail. La moindre inflexion, le moindre souffle sont finement élaborés, et parfois marqués par une certaine  nostalgie lorsqu’on trouve dissimulés entre les notes des évocations musicales du passé, mais aussi par la familiarité des sons de notre environnement. Ses pièces font souvent référence à sa culture japonaise d’origine, autant à l’intimité d’un clair-obscur éclairé à la lanterne de papier (Bonbori) qu’au tumulte du tsunami de 2012 (Shiosai). Bestiarium musicale, œuvre donnée en création, est quant à elle l’ode aux sonorités animales d’une artiste qui ne veut pas distinguer les espèces sonores — la musique et les bruits. Le concert est complété par Talea de Gérard Grisey et Pêle-mêle de son ancien élève Thierry Blondeau.

Libre interprétation rédactionnelle du concert par ordre d'écoute.

L'ensemble Cairn à l'oeuvre pour s'emparer de ce répertoire original et encore peu connu.
Thierry Blondeau Pêle-mêle (1998) pour clarinette, clavier, guitare, violon, alto, violoncelle.

Comme un prélude à ce concert, cordes, piano et guitares se concertent pour donner le ton: décapant, visuel, humoristique et savant! Pour se faire, trois guitares deviennent pendules d'horloges manipulées par les trois interprètes, très détachés de leur acte, distanciation oblige et provoquent ainsi un glissement entre sons et images assez réussi.Balanciers de circonstance qui rythment le temps et le matérialisent, sons de carillons d'église pour un joyeux tintamarre dominical alors que les cordes grincent, stridentes....La clarinette en sus dans des harmoniques curieuses, des dissonances osées.Le temps s'écoule, en mesures, tic-tac aux piqués savants, sorte de danse scandée: relevés, sautillés bordés de sons électroniques du quotidien.Jouer le silence aussi, en apnée musicale, sans le son, en suspension dans l'espace.

Noriko Baba
Bonbori (2008) pour flûte, clarinette, guitare, alto et violoncelle: un univers peuplé d'oiseaux, de sifflets joyeux de volatiles éparpillés...Détournements de sons de leur origine instrumentale, à voir absolument pour mieux saisir les sources d'inspiration du compositeur: voir et regarder la musique serait-il son crédo, sa signature et marque de fabrique? Une addition de sonorités singulière en découle, déroutante reproduction de petits modules pour mieux suggérer un panel de musique reconnaissable, identifiable.En ricochet, en canon ou tuilage, selon.
Shiosai, tumulte des flots (2012) pour piano, violon et violoncelle:ici, c'est le piano qui est titillé, frappé, effleuré au profit d'une atmosphère toujours singulière et inattendue.Les cordes glissent en contrepoint, le temps semble compté, le piano en référence de métronome insolite...
Bestiarium musicale (2022) pour clarinette, clavier, guitare, violon, alto, violoncelle - création mondiale :voici le pilier du concert, une création atypique , innovante, boutique fantasque telle un magasin de jouets animés de fantaisie et autres fioritures, ornements ludiques.Vitrine animée pour instruments fabriqués, alignés sur un petit établi à peine dissimulé parmi les "nobles" instruments de l'ensemble. C'est drôle et insolite et source de sons incongrus, inédits.De petits leitmotivs d'extraits de morceaux de musique connus, à peine esquissés pour le plaisir nostalgique de la référence apaisante au savoir acquis. Des grincements de "marche funèbre", des flutiaux, appeaux joyeux pour couronner le tout dans ce joli fatras de volière ou Papageno se retrouve à l'envi !Des bruits nocturnes où l'on fend, tranche l'air à coup de baguettes s'y ajoutent, sirènes et froissements de tôle, tuyaux en collier autour du cou des interprètes qui se livrent à ces exercices avec bonhomie et consentement !Tumulte et accélérations virulentes pour clore cette pièce fort séduisante au regard de la création contemporaine.

Et pour clore cette matinée musicale,Gérard Grisey avec son Talea (1987) pour flûte, clarinette, piano, violon et violoncelle nous projette dans ses univers complexes et déroutants.


Ensemble Cairn
direction artistique | Jérôme Combier
direction musicale | Guillaume Bourgogne

flûte | Cédric Jullion
clarinette | Ayumi Mori
violon | Constance Ronzatti
alto | Cécile Brossard
violoncelle | Alexa Ciciretti
guitare | Christelle Séry
piano | Caroline Cren
percussions | Hsiao-Yun Tseng

Au TJP le dimanche 18 Septembre dans le cadre du festival MUSICA

lundi 19 septembre 2022

"Personnel et confidentiel": Daniel, un chanteur....d'opérette !Un charlatan de pacotille, un polichinelle de foire...

 


Les spectateurs pénètrent dans la salle Jeanne Laurent du TNS qui fera office de coulisses de théâtre et accèdent ainsi de façon fictive à la loge de la star de la soirée. En toute simplicité, une coupe de champagne à la main, le contre-ténor Daniel Gloger les accueille dans son univers feutré et relate sa journée, ses petits tracas, ses rêves et ambitions. Un homme qui va nous livrer les secrets de fabrication de son art: le chant. Du plus classique, vocalises, au plus farfelu, exercices savants de yoga et autres tactiques douces de réveil des cordes vocales et autres organes majeurs....Il occupe les lieux, cosy et accueillants, souhaite nous faire partager les aléas du métier mais demeure très préoccupé par son propre égo.Au dévoilement de l’intimité succède pourtant une certaine confusion : les confidences sur les difficultés du métier et de la vie en général s’enchaînent, le récit s’accélère, se fragmente… Est-on réellement maître de son destin ou n’est-ce qu’une illusion ? Telle est la question posée par le compositeur Kaj Duncan David et le metteur en scène Troels Primdahl dans cette étonnante opérette contemporaine.Et la réponse tombe à plat tant la mayonnaise ne prend pas et l'artiste tombe dans les écueils de l'autosatisfaction et de la complaisance...L'ennui surgit et les saynètes qui se succèdent restent creuses et vides de sens.Il agace et titille notre patience au point de s'en détacher et de songer à ce que d'autres auraient fait de ce beau sujet.L'empathie impossible malgré une volonté de séduire grandiloquente inutile et déplacée Donner de la voix n'est pas chose aisée, se raconter est un art périlleux auquel s’adonner est un "don de soi" réel et non simulé....


création française

performance | Daniel Gloger
composition | Kaj Duncan David
mise en scène | Troels Primdahl
technique | Michael Kunitsch
costumes | Radu Baias

Au TNS dans le cadre du festival MUSICA le 18 Septembre